samedi 3 mai 2014

Raymond l'inoxydable

Les deux garçons marchent dans la rue d'un pas vif. Parfois leurs doigts se frôlent. On sent qu'ils ont envie de se prendre la main mais ils ne vont pas au bout de cette tentation. Tenir à distance son désir, une contrainte quotidienne dans une vie que les autres briment. Les autres, ces censeurs impitoyables. L'un d’eux pousse la porte d'un bar. Ici c'est leur repaire. Quelques tables en bois à la peinture écaillée, de vieilles chaises au dossier arrondi, ils raffolent de cette ambiance désuète. Le patron les aime bien et, débonnaire, les a pris sous son aile. C'est un grand bonhomme, massif, ce genre de gars qu'on attendrait plutôt sur un terrain de rugby. Viril mais correct, c'est sa devise.  Ses habitués sont comme les enfants d'une grande famille. Il les adopte un beau matin, les incorpore dans son réseau de protégés, et n'en démords qu'en cas de graves manquements. Les deux garçons aiment ce cocon mi maternant mi grommelant. Ici on ne leur fait grief de rien. Ici on tolère la peau noire de l'un, les manières raffinées de l'autre. Ici on aime et se laisse aimer sans vergogne. C'est rare, c'est inespéré. Un contraste saisissant avec le dehors, où règnent plutôt l'intolérance et les injonctions normatives. Se justifier, argumenter, revendiquer sa différence, un travail de bénédictin qui les occupe chaque jour. Chaque matin affronter des regards méfiants, des coups d'œil biaisés, des saillies conventionnelles. A chaque fois c'est le même tiraillement entre l'envie de répliquer et la certitude qu'il est préférable de se taire, d'encaisser les coups sans réagir. La bave du crapaud n'atteint pas la blanche colombe, une devise à adopter sans coup férir. La voie vers la sérénité, la tranquillité du moins. Heureusement il y a ce bistrot, havre de paix et de respect de l'autre, où ils peuvent sortir de la défensive, se laisser aller à l'instant présent, vivre quoi. Ils ne le quittent qu'à regrets, pour aller gagner leur vie et s'y réfugient aussi souvent que possible. « Raymond, tu es le capitaine de notre port » disent-ils souvent à cet homme rude mais jovial qui règne derrière son zinc. Lui, son torchon à carreaux à la main, écarte d'un geste l'hommage comme il chasserait un insecte importun. Il grommelle des mots incompréhensibles mais on voit s'allumer une petite lumière dans ses yeux. Un éclair de gaieté teintée de la gentillesse inoxydable qui caractérise cet homme. Il aime accueillir, il aime écouter, il aime comprendre, il aime rassurer. On lui a dit que ces deux-là « en étaient » mais cette rumeur ne l’inquiète pas. C’est leur affaire. Tout ce qu’il voit, lui, c’est que ces deux gars sont bien propres sur eux. Et polis de surcroît. Ça c’est rare. Il les aime bien. C'est comme ça. Plus fort que lui. Ce matin-là il a remarqué que son "grand nègre", comme il le nomme affectueusement en son for intérieur, n'est pas rasé. Cette négligence l'étonne mais il ne dit rien d'abord. Il lui sert son café qu'il accompagne d'un croissant bien doré, comme il l'aime, car Raymond connaît les goûts de ses protégés, et attend. Au bout d'une heure et après trois cafés il n'y tient plus et interroge : « Dis-donc mon grand, t'as perdu ton rasoir ou quoi ? » L'autre lève vers lui des yeux las : « Samuel a perdu les clefs de l'appart » – « Ouais et alors ? » - « Elles sont tombées dans l'égout. »
Raymond écarquille les yeux. L'autre poursuit : "Alors on n'a pas pu dormir chez nous" – « Oui ... » - « Et j'ai pas pu me raser. » - « Ah, voilà. Mais alors, t'as dormi où ? » - « Dehors dans le jardin de copains, tu sais, ceux qui nous ont confié l'entretien de leur potager pendant trois semaines. Au fond il y a une cabane en bois pour les outils. On a dormi là. » - « Eh bé ! Pas trop dur ? »
Raymond est curieux, et étonné aussi car il ne les croyait pas capables de s'adapter si vite. L'autre lui décrit les lieux, pas si rustiques finalement, grâce aux coussins de salon de jardin remisés là en attendant les beaux jours. Raymond sort et revient avec un rasoir jetable qu'il pose devant le garçon. « Va donc te faire propre mon gars. J't'ai mis ce qu'il faut aux toilettes du premier. » Le deuxième garçon qui n'a rien dit pendant tout l'échange emboîte le pas de son compagnon. Il est responsable de cette péripétie alors il fait profil bas. Raymond ne les a jamais entendu se disputer ou quoi que ce soit. Ces deux-là fleurent l'harmonie. Il rêvasse un moment, attendri par ce couple attachant. Ils reviennent dans la sale, rasés de près, une odeur de savon de Marseille dans leur sillage. « Vous prendrez le panier sur la table 4, c'est pour vous. » Un panier de cerises rouges qui brillent sous les néons de la salle du bar. « Raymond tu es un père pour nous », et ils attrapent une belle poignée pour la porter à leurs lèvres. Pendant qu'ils croquent les fruits, que le jus rouge emplit leur bouche, leur regard brille comme celui d'un enfant devant un sapin de Noël. Retour en enfance grâce à ces cerises madeleines de Proust. Plaisir des sens, plaisir de recevoir un cadeau, un bonheur simple, mais complet.
A ce moment-là, la porte du bar s'ouvre. Une jeune femme entre. Elle porte des lunettes de soleil, un turban à pois rouges dans les cheveux. Rouge aussi ses lèvres. Tiens! Une femme assortie aux cerises, se prend à penser Raymond. Une femme seule à cette heure-ci, c'est bizarre. Une femme inconnue. Mystère. Elle s'approche du bar et demande : « Laurent Bodin et Samuel Fanon, vous connaissez ? » - « Peut-être ... Qu'est-ce que vous leur voulez ? » - « Leur proposer une affaire. » - « Ce sont ces deux-là, à la table près de la fenêtre, celle où il y a le panier de cerises. »

La femme s'approche des deux amis. Eux ne la voient pas, tout à leur dégustation. C'est tout juste s'ils lèvent les yeux quand elle prend place sur la chaise face à eux. Mais quand elle leur dit : « L'atelier Zefirelli, vous connaissez ? » ils la regardent avec intérêt. Un intérêt mêlé d'hésitation. L'atelier Zefirelli, s'ils connaissent ? Tu parles ! Ils ont connu. C'était il y a dix ans, quand ils posaient pour quelques peintres et sculpteurs que leur plastique inspirait. Leurs corps avaient de quoi donner des idées à un artiste et ils gagnaient pas mal leur vie. Mais l'expérience s'était mal terminée. Quand le corps est trop beau, trop jeune, trop triomphant, il risque de faire oublier les valeurs, les règles. Un des sculpteurs avait perdu la tête, le cœur tourneboulé par cette jeunesse insolente, cette beauté éclatante. Comme on s'approche d'un feu pour réchauffer ses mains, il avait posé la sienne sur Samuel. Il était passé outre, avait franchi la frontière entre l'artiste et son modèle, méprisant la relation entre Samuel et Laurent. Des coups de poing avaient suivi, un peu de casse dans l'atelier aussi, ce qui avait sonné le glas de la période artistique des deux compagnons et les avait remis sur des voies plus classiques, plus austères, mais plus sûres. C'est comme ça qu'ils avaient atterri dans une agence bancaire. Lucratif, mais sérieux, trop sérieux. Austère même. Froid.  Et c'est pour cela qu'ils avaient besoin de se réchauffer l'âme dans un lieu amical et chaleureux. Le bistrot de Raymond et la sollicitude paternelle du patron étaient tombés à pic dans leur vie. Cette femme, par contre, elle n'augurait rien de bon.

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