samedi 3 mai 2014

Pélerinages

Il avait fallu qu'elle sortît de chez elle et s'aventurât dans la ville. Comme elle se hâtait de traverser la vague tendue de pavés anxieux et de voix effacées, elle tentait de fermer ses oreilles aux visages assourdissants. Du coin de l’œil, elle entrevit une silhouette étrange et familière. Un mouvement souple qui se fixa soudain sur cet endroit de la vue qui se rappelle de visions inventées. Elle tourna un peu la tête le temps d'apercevoir une allure leste disparaître derrière elle. Elle chassa d'un battement de cils sonore les échos de soupçons, de frissons, d'émotion qui lui papillonnaient quelque part près du cœur.
Il revenait au village par la grand rue, par la chaussée que ses semelles reconnaissaient, par les décors charmants et désuets et ses regrets entrelacés dans les vieilles pierres, dans la rumeur de la foule, dans l'atmosphère frémissante. Pour lui aussi, après qu'il la frôla de loin, ses yeux se souvinrent de sa figure claire et empressée et il se retourna d'une pirouette, séduit, pour la chercher dans les autres qui les avaient séparés. Il cilla férocement et reprit son chemin qu'il avait perdu de vue l'espace d'un instant. C'était pour ses regrets et pour la vérité qu'il était revenu.

Quand le fils était parti, la mère ne s'était pas inquiétée. Il avait des aventures, des lumières dans les yeux et des rêves d'ailleurs, de partir, de vivre en grand dans l'inconnu sur la peau. Quand plusieurs jours avaient passé, la mère ne s'était pas inquiétée. Il avait un temps frémissant qu'il ne comptait pas. Mais les rumeurs avaient commencé qui disaient que le fils en avait fini avec le petit village et les petites perspectives, qu'il avait mis des continents, des pays, des régions lointaines entre son passé et son futur, qu'il ne reviendrait pas. Les rumeurs avaient fini par dire que le fils était tombé malade, que dans son aventure, il lui était arrivé une catastrophe qui l'empêchait d'écrire, de téléphoner, de prévenir, qu'il était mort. Enterré et oublié à des milliers de jours de distance.
C'étaient les premiers doutes un peu cuisants, un peu haletants, qui avaient inquiété la mère. Dans les années qui avaient suivi et dans les rumeurs qui avaient pris de la voix pour hurler la mort du fils, la mère avait cessé de douter et les avait acceptées comme des vérités. Son souffle s'était figé dans sa poitrine. Et elle n'avait pas pu rester dans la maison qu'il avait quittée. Elle avait dû se séparer de l'appartement plein de souvenirs au bonheur qu'elle ne pouvait plus regarder dans la glace et à l'angoisse dont elle rêvait la nuit. Elle l'avait proposé à une jeune fille qui comprenait le passé et la perte, et qui avait pleuré en secret des larmes qu'elles avaient partagées.
Ensemble, en secret du village, la jeune fille avait digéré son deuil et son nouveau départ dans le petit village et la mère avait appris à respirer par le cœur.

Au matin, on sonna à la porte et elle se réveilla en sursaut. Le cœur au bord des lèvres et les cheveux trempés qui collaient sur sa nuque froide. Il était trop tôt, sûrement, et ses yeux étaient encore flous et chauds. Elle démêla ses jambes, se battit mollement contre la couette, les oreillers, le matelas qui pesaient sur elle comme des fers, des murs, des barreaux de plomb et d'acier. Elle allait leur céder, rendre les armes, fermer les yeux à nouveau mais on sonnait à la porte et le rythme de la sonnerie devenait agressif, strident. Désagréable.
Dans un élan, elle se jeta hors du lit, rampa sans conviction jusqu'au palier, se redressa pesamment et passa un gilet de laine. Elle jetait encore des coups d’œil ardents en arrière quand elle ouvrit la porte d'entrée.
On poussa la porte parce qu'elle l'avait à peine entrouverte, et on la poussa contre le mur tandis qu'on entrait chez elle. Les yeux encore engourdis, elle entendait son cœur résonner aussi dans son ventre et les semelles claquer contre le parquet. On disparut dans le salon, on s'assit sur son canapé et elle referma la porte, sonnée.
Dans le salon, quand elle y entra, ça piaillait dans tous les sens. Ça réclamait du thé, des biscuits, de l'attention. Ça exigeait d'abord que le public se rassemblât, prît un fauteuil et se concentrât. Interdite, elle observa, de l'autre côté de la table basse, le chœur se concerter dans un chuchotis roucoulant. La troupe de commères, entassées dans le canapé trop étroit, se mit enfin d'accord et le voile fut levé : on annonçait officiellement l'arrivée du jeune premier. 

Elles n'auraient pas raison. Personne n'aurait raison, ni les commères, ni les rumeurs. Tout le monde aurait tort, elle la première et elle allait le prouver. Elle allait sortir de chez elle et braver la foule, son reflux de voix innombrables, anonymes. Elle allait traverser le village, rencontrer l'étranger et le regarder droit dans les yeux. Ensuite, elle rentrerait chez elle et elle fermerait à nouveau ses oreilles soulagées aux discours impromptus et intrusifs.
Mais entre l'idée et sa réalisation, il y avait un abîme.
                    Je sais ce que je fais.
Il lui faillait être convaincante. Elle ne pouvait pas se permettre le moindre doute, la moindre incertitude. Il lui fallait vaincre la peur et la tension, vaincre la respiration battante et le cœur haché.
                    Je sais ce que je fais. Je sais ce que je fais, répéta-t-elle, les poings serrés.
Elle sentait ses ongles s'enfoncer un peu dans la paume de ses mains. Pas assez pour vraiment lui faire mal, juste une petite piqûre, un rappel un peu cuisant.
                    Je sais ce que je fais, dit-elle une dernière fois.
Et en inspirant profondément, elle se jeta tête la première dans la foule dense.
Quelques instants après :
                    Je vais me noyer! s'écria-t-elle dans un murmure horrifié, et puis : bien sûr que non. Je sais ce que je fais.
Elle se força à respirer lentement, à gonfler son ventre, à souffler par le nez.
                    Ça va aller. Tout va bien se passer. Je n'ai rien à craindre, j'ai tout bien en main. Ça va aller.
C'était très important. Il fallait voir et établir qu'il n'était pas celui qu'on disait qu'il était. Il n'était pas un fantôme douloureux. Elle devait vérifier qu'il était bien réel, plein d'os et de chair, et sans poids, sans horreur secrète, sans motivation innocente et sublime.
Il n'était pas le héros décri par le chœur et ce petit village n'était pas le théâtre de sa quête spirituelle. Il n'était pas non plus l'ombre évoquée par son imagination. Il n'était rien pour elle, cet étranger dont tout le monde parlait.

Il lui tendit la main, le regard ouvert. Elle le regarda, méfiante, les yeux tirés étroitement et les mains crispées derrière elle. Il haussa un peu les sourcils, un peu les épaules, mais sa main était toujours tendue droit vers elle, sans flancher, sans retomber, sans trembler. Elle fit la moue ; c'était une jolie main.
On lui avait dit : tu verras, c'est une belle personne. Il a la lumière. Elle avait ricané. On lui avait retourné un roulement d'yeux agacé : Si, sans mentir, sans exagérer ni rien du tout. C'est dans ses yeux et dans sa grande main franche. Une belle main, de beaux yeux, une belle personne, tu verras. Elle avait présenté un visage sceptique. Elle ne faisait cas ni des conseils ni des rumeurs. Elle avait répondu : les ragots, je m'en fiche. On avait haleté brièvement, ouvert la bouche pour se défendre ; elle avait aussitôt levé un sourcil de défi, on n'avait rien ajouté sur le coup. Mais un peu après, on avait grommelé : quels ragots? C'était un témoignage de première main. Mais elle, elle savait bien ce qu'il en était, et tout ça, elle savait que ça n'était que les rumeurs habituelles, les inventions à demi infondées d'une troupe de commères. Et les rumeurs, ça ne l'inquiétait pas.
Elle regarda sa main tendue. Elle était grande ouverte, franche, honnête. C'était une belle main. Elle fronça le nez ; cette rumeur ne l'inquiétait pas. Les rumeurs ne l'inquiéteraient pas. Et elle, elle ne s'inquiéterait pas de belles lumières dans les mains et de regards tendus vers elle. Elle allait lui donner sa main en retour.
Il l'attrapa alors qu'elle esquissait à peine le geste. Il avait essayé d'être fluide dans son élan, pas trop précipité, pour ne pas l'effrayer. Elle s'était un peu figée, les yeux presque ronds et la respiration coupée dans la gorge, mais il avait attrapé sa main-oiseau en plein vol et elle n'avait pas fait mine de la lui reprendre. C'était bon signe, sûrement.
Il lui sourit lentement, sans la lâcher ni de la main ni des yeux et elle grimaça à la dérobée, regarda leurs mains entremêlées et en le dévisageant à nouveau, grimaça franchement.
                    J'ai beaucoup entendu parler de vous, lui dit-il et sa voix était un murmure facile, une douceur élégante.
Dans le silence, il vit son corps se raidir, son visage se durcir, sa main peser soudain comme un poids mort. Il lui sourit encore un peu, pour essayer. Elle finit par répondre :
                    Les gens parlent.
Et puis se taire. Quand elle tira sur sa main, la gorge lourde et la bouche sèche, il la lui rendit sans trop de réticence. Comme elle le scrutait, ses cils s'emperlaient de clartés et elle eut l'air de surprendre un secret.
                    Oui, sourit-il et dans un regard de se confesser.

En s'asseyant à sa coiffeuse, la mère croisa son regard dans la glace. S'arrêta pour comprendre.
                    Comment fait-on pour gérer la douleur?
De l'autre côté, on lui renvoyait la même incertitude, la même question, et toujours pas de réponse. On haussait les épaules et on baissait les yeux. On ne savait pas non plus, de l'autre côté.
                    Peut-être, elle s'arrêta. On vit avec, peut-être. Est-ce qu'on s'en défait jamais?
Elle ne voulait pas ciller, parce qu'elle avait l'espoir qu'on lui répondît, si elle ne bougeait pas. Si rien ne changeait, si son message passait, sans interférence.
                    Est-ce qu'on s'en défait jamais, de sa douleur? Insista-t-elle, le cœur contre les côtes, qui brûlait frénétique et assourdissant.
Elle attendait sa réponse, en fixant son regard écarquillé dans la glace et sous ses poumons haletants, il y avait un bélier enragé, un marteau-piqueur qui résonnait dans ses mains, dans ses lèvres. Dans ses dents qui s'entrechoquaient. Dans ses lèvres, dans ses mains qui tremblaient sourdement contre la glace, qui encadraient son visage, son reflet. Elle se voyait déglutir, retenir ses larmes. Elle se voyait secouer la tête, pincer les lèvres, fermer les yeux.
                    Non? Non. Non, on ne s'en défait jamais, je crois. Ou peut-être un jour, dans longtemps. Quand des siècles auront passé, ou des années ; quand on ne se verra plus, quand on respirera en silence. Quand on sera jeune à nouveau, ou alors très vieux. Ou peut-être pas, je crois.
Il n'y avait plus qu'elle contre la glace, après ça. Juste ses propres yeux nus et sa peau qui ne pleurerait pas. Elle haussa les épaules et détourna le regard. Ses mains tombèrent du miroir – les os et la peau contre le bois, mais pas la douleur. «Une réponse (jamais la bonne): on ne sent plus ces douleurs-là, murmura-t-elle.» Et comme elle soupirait, la porte vola contre le mur et elle reçut un cadeau miraculeux, une guérison bénie, dans un courant d'air qui lui coupa le souffle.

Elle avait tourné les talons quand il était tombé sur son sourire radieux une ombre de vieille vérité et qu'elle avait vu se superposer sur l'étranger brillant, la silhouette rêvée du fils perdu.
Elle ne s'était pas arrêté de courir, pas un seul instant. Elle n'avait pas attrapé son nom jeté au vent ; elle avait couru plus vite pour ne pas qu'il la rattrapât. Elle n'avait pas ralenti pour éviter les commères ; elle les avait poussées de ses mains et de sa vitesse, hors de son chemin, dans le caniveau.
                    Et restez-y, vieilles pies.
Elle avait couru très vite et très loin, et l'urgence, le cœur hors d'haleine, la course effrénée avaient balayé ses peurs et ses limites. Tout avait été emporté par le vent qui lui cinglait le visage et par les idées qui sifflaient dans ses membres empressés ; tout pouvait bien aller rejoindre les pies dans la rigole d'immondices et y rester aussi.
Parce qu'elle avait encore le visage lumineux du fils collé sur la rétine, elle entra en courant dans la maison de la mère, sans s'arrêter ni ralentir, sans sonner, sans frapper. Et elle trouva la mère qui parlait doucement, assise à sa coiffeuse.
Et ce qu'elle lui dit sans attendre fit éclater la douleur dans son ventre, qui retomba goutte à goutte dans ses veines affolées et lui monta au visage. La mère se retourna vers le miroir. Sur la peau fragile de ses joues, c'était l'espoir qui triomphait écarlate.

Il avait bien tenté de la retenir, puis de la suivre alors qu'elle lui échappait, qu'elle lui filait entre les doigts et disparaissait dans la ville. Il avait bien tenté de lui courir après et d'appeler son nom de tous ses rêves et de toute son émotion.
Mais tout de suite, il était tombé sur les commères qui criaillaient, assises dans le caniveau. Et leurs piaillements stridents et geignards avaient eu raison de ses jambes urgentes qu'il voyait déjà se lancer après elle et de ses mains impatientes qui se souvenaient encore de sa peau fraîche et qu'il imaginait à deux doigts de la saisir. Les commères, chiffonnées, s'indignaient et le prenaient à témoin de leur détresse, et lui, gentleman qu'il était, s'était porté à leur secours, le geste galant et les pensées fixée sur l'occasion manquée, sur la possibilité qui partait en fumée, sur le tracé de ses pas qu'il ne retrouverait jamais.
Et comme il les remettait sur pied, les commères s'échangeaient un bourdonnement aigu de bruits, de nouvelles, d'hypothèses, d'interprétations, de faits, de fictions, de petits riens maximisés jusqu'à paraître importants, et même capitaux. Plus la rumeur de leurs voix entremêlées de ces petits rien enflait, plus ses espoirs entrelacés d'incertitudes perdaient espoir et, verglacée, ne restait plus que l'incertitude.
Ça avait le même poids sur sa langue que l'annonce de la mort de sa mère, enterrée dans le chagrin à des jours de distance, sans qu'il eût pu rien y faire. Quand il put enfin se dégager de leur discours amer, il ne pensait plus à rattraper ses envies. Il n'envisageait plus de retrouver ses souvenirs et ses fantômes. Il ne voulait plus rester dans ce petit village trop bruyant, trop intrusif, trop indiscret.
Il s'enferma dans sa chambre d'hôtel, et alors qu'il verrouillait la porte, il se dit que quand il en sortirait, ce serait pour ne jamais y revenir.

On annonça qu'il était porté disparu, qu'il était reparti d'où il était venu, qu'il avait trouvé ce qu'il cherchait dans le village et qu'il continuait sa quête ailleurs, plus loin.
Quand la rumeur s'insinua dans les oreilles sans méfiance de la mère, assise à sa coiffeuse, elle vit le sang allègre pâlir et se verglacer dans le miroir. Elle vit ses poumons grand ouverts cesser de battre un instant et son cœur rajeuni hoqueter d'inquiétude. Et comme les jours passaient en silence, elle rêvait de l'hiver embué et de son reflet éploré.
                    S'il m'échappe à nouveau, s'il me quitte sans m'avoir retrouvée, se promit-elle dans un souffle féroce, je n'attendrais pas les siècles et les années.
Et comme les jours passaient, lents et frénétiques, et qu'il était toujours absent, elle lui emprunta son costume et partit en pèlerinage, se réconcilier avec la vérité. 

En refermant la porte, il repensa à toutes ces voix contraires qu'on lui avait rentrées dans les oreilles. Dans la petite chambre et dans son silence miteux, elles s'étaient cognées contre le carreau pourri de la petite fenêtre et son rideau de crasse graisseuse, elles s'étaient empêtrées dans le papier peint moisi qui partait en lambeaux. Elles s'étaient glissées dans son sac quand il y avait jeté ses quelques vêtements.
Elles battaient contre ses tempes et formaient un amas gênant dans sa gorge alors qu'il jetait son sac sur la banquette arrière et faisait démarrer sa voiture. Quittait le vieil hôtel décrépi dans lequel il était revenu vivre quelques jours, quittait le petit village dans lequel il était né et dans lequel il avait grandi, quittait ses rêves illusoires, des espoirs adolescents, renonçait à sa quête spirituelle, à son enfance, à ses souvenirs.
Et comme il se retrouvait à la croisée des chemins, à droite la départementale, à gauche la route du village, il pensa à d'autres voix muettes qu'il avait cherché des yeux toute sa vie, à des regards parlants à qui il s'était livré et qui lui avaient offert des réponses secrètes.
Il se dit qu'il aurait tout le temps d'oublier plus tard, qu'il était encore un pèlerin après tout et qu'il lui fallait encore voir une dernière relique. Retourner à l'époque bénie de son enfance, puis repartir en adulte.
                    A bâbord, ô capitaine, se murmura-t-il.
Puis dans un rire triste, il récita :
                    ... Mon capitaine !
Notre voyage effroyable est terminé.
Il suivait le soleil un peu en avant de lui, un peu au-dessus encore de sa voiture qui retournait, par les petits sentiers de campagne, dans le passé. Il roulait dans un sillon d'or sombre et d'ombres écarlates qui tombaient lentement derrière l'horizon. En se garant dans l'allée devant sa maison, il continua sa récitation :
                    Le vaisseau a franchi tous les caps,
La récompense recherchée est gagnée,
Le port est proche, j'entends le cloches,
La foule qui exulte,
Pendant que les yeux suivent la quille
franche, le vaisseau lugubre et audacieux.
Il rit un peu. Secoua la tête.
Il n'y a rien pour toi ici, Capitaine. On dirait que cette aventure t'a bien refroidi.
Il embrassa du regard la grande maison où il se voyait encore courir, rêver, grandir. Le jardin derrière. Elle n'avait pas l'air d'être habitée ; les jours heureux avaient vieilli, noirci, et partaient en morceaux. Bientôt, il n'aurait plus que des ruines à chérir en pensée.
Ils avaient habité l’appartement du rez-de-chaussée. Sans conviction, il appuya sur la sonnette.Il ne s'attendait pas à ce que la porte s'ouvrît, à ce que de la lumière apparût soudain à une fenêtre, à ce que quelqu'un sortît et lui parlât de sa mère, et rallumât quelque flambeau. Il ne souhait plus être un pèlerin. Il ne voulait pas s'agenouiller sur une tombe et enterrer ses regrets. Il dévisagea une dernière fois le passé défiguré et retourna à la voiture.
Alors qu'il sortait ses clefs, les morts se réveillèrent. La maison reprit des couleurs et ouvrit grand la bouche comme pour l'appeler. La porte claqua contre le mur et il reconnut confusément la silhouette écarquillée qui le fixait à contre-jour. Il reconnut les mains fébriles qui se posaient à tire-d'aile sur le cœur pantelant et les lèvres qui disaient son nom.
Il s'avança ; il n'y avait pas de cimetière, pas de tombes, pas de fantômes dans ses yeux sincères. Il déglutit et les voix glissèrent, qu'il digéra sans s'en rendre compte. Quand il fut devant elle, elle lui tendait les mains et les vérités au cœur battant, les visages extatiques ressuscités. Incrédule, la gorge rauque, soudain emplie d'espoir, et le sourire hésitant, il dit:
                    Le navire est ancré sain et sauf, son
Périple est clos et conclu.
De l'effrayante traversée le navire rentre
Victorieux avec son trophée.
Ô rives, exultez, et sonnez, ô cloches !
Puis il fronça les sourcils : il entendait le fantôme des voix intrusives dans ses oreilles, les vérités qu'il avait crues, les regrets auxquels il s'était résigné.
                    Mais moi d'un pas lugubre,
J'arpente le pont où gît mon Capitaine,
Étendu, froid et sans vie, finit-il.
Elle lui avouait quelque chose, de ses yeux impatients et de ses mains compatissantes, qu'il ne saisissait pas tout à fait. Une voix maternelle, claire et soudaine, s'éleva derrière elle et il la reçut, assoiffé, comme une pluie fraîche, comme une promesse, comme un baptême :

                    Ce soir, les morts reviennent à la vie.

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