samedi 3 mai 2014

Othello

Cette année-là, nous avions  choisi d’assister à  une représentation d’Othello  au Théâtre antique de Fourvière. Ces spectacles nocturnes connaissent auprès des lyonnais un très vif succès. On y rencontre toujours  un public de bon aloi. Muni d’un coussin pour les fesses et d’un imperméable protecteur, le lyonnais,  mélomane ou amateur de théâtre, est près, dès le début de la saison,  à abandonner le quartier d’Ainay, où il vit  et se reproduit d’ordinaire, pour monter sur la colline  afin de s’y cultiver en toute quiétude,  tandis que le bas peuple se contente, lui,  d’aller hurler au stade de Gerland aux exploits de L’OL. Là, au moins,  on est entre gens de bonne compagnie surtout du fait  de la qualité des spectacles et du prix du billet. On a donc peu de chance d’y côtoyer la fine fleur des supporters, incapables de faire la différence entre  Rachmaninov et Stockhausen  et qui, dans le meilleur des cas, confondent allègrement Goldoni et Pirandello.

            Faisant partie de ce public de choix et connaissant déjà l’Othello de Verdi, nous  voulions revenir aux sources et revoir le chef d’œuvre de Shakespeare. Aux yeux de la presse,  cette nouvelle mise en scène, sans être d’une imagination folle, était plutôt intéressante. En ce qui concerne Othello, on se le représente d’ordinaire sous les traits d’un grand noir athlétique. Il faut croire qu’en cet été le metteur en scène n’avait pas trouvé le modèle qu’il cherchait pour tenir le rôle, car il s’était rabattu sur un acteur de petite taille assez maigrelet. Convenablement  maquillé, ce comédien de bonne volonté, dont j’ai oublié le nom, se révéla  cependant tout à fait  crédible dans l’art  de régler de façon définitive les conflits conjugaux. Après tout,  les petits maigres ont bien le droit, eux aussi , d’être aveuglés par la jalousie ! 
          Pour ce qui était de la belle Desdémone, on avait dû se contenter, là aussi, de prendre ce qui restait sur le marché en cette période de festivals. Celle qu’on nous présenta, ce soir-là,  n’était pas une jeunette sortant du conservatoire. Aux dires des plus raffinés d’entre nous,  elle avait déjà quelques heures de vol  au compteur !  Ce qui ne l’empêcha pas de fort bien jouer et de faire,  au final,  un cadavre très convaincant.
          Les décors, comme les costumes, sans tomber dans l’original, avaient assez d’exotisme  pour nous nous faire oublier, pour un temps,  l’agglomération  lyonnaise  environnante.
          La météo pour cette soirée-là était relativement optimiste.  L’orage ne devait éclater que dans la nuit ce qui laissait  tout le  temps  à Othello d’étouffer sa bonne femme  en terrain sec. Car l’une des particularités de ces théâtres antiques, si prisés des festivaliers, c’est de ne pas avoir de toit. Pour tous c’est souvent l’angoisse, car le vent , la pluie, font rarement bon ménage avec le bel canto ou la tragédie grecque. Mais pour l’instant tout était calme et cette soirée théâtrale s’annonçait  sous les meilleurs auspices. Pour une toute autre raison, elle devait rester  bien vivante  dans nos mémoires.
        Dans un silence religieux, tout se déroulait donc comme prévu. Le bel Othello, qui, au fil des actes, se révélait plus apte à trucider les Turcs qu’à réfléchir par lui-même, se retrouvait embringué dans une intrigue diabolique qui l’amenait à douter de la fidélité de sa charmante épouse. Et comme Monsieur est un grand impulsif , on se doute bien que tout cela va mal finir pour l’innocente Desdémone. Et de fait,  au dernier acte , l’irascible Maure fait irruption dans la chambre de sa femme  avec la ferme intention de l’ étouffer. C’est une façon comme une autre  de ne plus  entendre ses stupides dénégations et de ne plus se poser de questions.  A ce moment le public retient son souffle . On est  en pleine séquence émotion : on va  se retrouver sous peu avec un cadavre tout chaud et un mari qui va apprendre après coup qu’il n’aurait pas dû faire ça ! On ne peut se méprendre : on est vraiment en pleine tragédie, comme indiqué sur le programme. C’était toutefois sans compter sur le Dieu  de l’inattendu qui avait, en cette douce soirée d’été,  décidé de mettre un peu de gaieté dans une pièce qui en  manquait singulièrement.
        
            Au moment précis où, faute de pouvoir respirer, Desdémone est sur le point de rendre l’âme, en cet instant d’insoutenable intensité dramatique on entendit, montant vers l’hôpital tout proche, le « pin-pon » caractéristique d’une ambulance. On put même distinguer le gyrophare du véhicule  passant, à pleine vitesse, au ras du théâtre antique. Cette intrusion qu’aucun metteur en scène n’aurait osé imaginer, sauf peut-être chez les Monty-Python, provoqua dans le public une hilarité générale. Cette coïncidence entre sa propre agonie et l’intervention immédiate des secours n’étant pas prévue , la toute récente étouffée fut prise  d’ une incoercible envie de rire. Son assassin, tout aussi hilare, s’empressa de tourner le dos au public et fut bien  incapable de poursuivre.  Puis, ne pouvant faire autrement, il  se retourna décontenancé vers le public  et  écarta les bras en signe de totale d’impuissance. Il  ne savait plus que faire. On ne pouvait même pas baisser le rideau , il n’y en avait pas. L’effet tragique voulu par Shakespeare en avait pris un sérieux coup ! Pourtant il fallut bien poursuivre et achever ce cinquième acte. Le pauvre Othello eut beaucoup de mal à retrouver son sérieux. Enfin,  après avoir un peu repris ses esprits et avec la bienveillante complicité du public, il arriva  néanmoins  à se suicider bravement, comme il se devait,  sur le corps de sa chère épouse.  Tous eurent droit, au salut final, à un tonnerre d’applaudissements. Comme disait Louis Jouvet qui s’y connaissait :  «  Le théâtre n’est en fait  qu’un monde de carton pâte et d’illusion »
         
          Celui qui, ce soir-là  dans l’ambulance des pompiers filait à toute allure vers l’hôpital de L’Antiquaille  ne sut jamais que, grâce à son intervention inopinée, 2000 personnes avaient  soudain  éclaté de rire dans une  pièce du grand Shakespeare qui pourtant n’avait rien d’une joyeuse comédie.


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