samedi 3 mai 2014

Le rire assassiné

     Je baguenaudais dans les rues, comme tous les soirs, espérant trouver enfin le sommeil en rentrant. Cependant cette soirée ne serait pas comme les autres. Je le sentais : le temps était doux, or je frissonnais. Un mauvais pressentiment ? Non, je n’avais pas peur.
Pourtant je ne me trompais pas. Les gyrophares m’attirèrent. La police, les secours, les badauds, tout le monde s’affairait dans la rue des Fraîches Femmes, un long coupe-gorge très sombre plutôt qu’une rue, dont le nom m’a toujours fait sourire. J’imagine qu’à l’époque, les hommes comme moi s’y aventuraient souvent.
En approchant, j’entendais les curieux :
- Un rire a encore été étranglé.
- C’est le troisième cette année.
Les policiers et les secours étaient aux 400 coups. On appelait des renforts, on installait des barrières, des rubans, on cherchait le préfet partout.
- Jamais là quand on a besoin de lui, celui-là.
- Mr le Préfet devait aller au théâtre, ce soir.
- Je m’en fous ! Allez me le chercher.
Discrètement, je me suis faufilé. La victime hoquetait encore au moment où je suis arrivé près d’elle. Etonnamment, personne ne fit attention à moi, tous trop affairés à courir partout et nulle part,  à crier des ordres :
- Bouclez-moi le quartier.
- Poussez-vous, reculez, laissez la police faire son travail.
- Fouillez tout le quartier.
J’ai pris délicatement le rire agonisant au creux de ma main, l’ai mis bien au chaud au fond de ma poche, et je suis reparti comme je suis venu. Comme invisible aux yeux des autres.
Je suis rentré d’un pas vif, tel un coupable en cavale : sans courir afin de ne pas me faire remarquer, mais poussé dans le dos par on ne sait quelle pulsion qui vous fait accélérer malgré vous. Une fois à la maison, j’ai bouclé la porte, fermé les volets. Il était tant de m’occuper du rire. Je l’ai sorti avec mille précautions de ma poche, et l’ai installé confortablement au bord de mes lèvres.
     Dès les premiers jours, à force d’attention et d’amour, il entama sa guérison. Je passais un temps incalculable à le soigner. Il était devenu mon obsession.
Toutefois j’en fus récompensé. Les premières semaines il s’exprimait au travers d’un timide sourire sur mes lèvres. Au fil de son rétablissement, il devint plus hardi,  je me surprenais même parfois à rire doucement. Tous les jours il me félicitait de ne pas l’avoir laissé aux mains des secouristes qui le laissaient mourir sur le trottoir au lieu de le sauver.
Les premiers temps où j’avais accueilli le rire agonisant, j’avais peur. Les journaux titraient :
« TOUTES LES POLICES MOBILISEES »
« QUI EST LE VOLEUR DE RIRE ? »
« LE VOLEUR EST-IL L’ASSASSIN ? »

Je sortais déguisé des pieds à la tête. Je changeais de boulanger, de buraliste, de bistrot. Je ne voyais plus du tout les quelques amis que je fréquentais de loin en loin. A peine répondais-je au téléphone. Ces gens qui me connaissaient, j’avais peur qu’ils ne remarquent le sourire au bord de mes lèvres, moi qui n’en avais jamais eu. Néanmoins, au fil du temps, mes angoisses s’atténuèrent et un matin, j’ouvris les volets, laissant à nouveau enter la chaleur et la lumière du soleil. Les journaux ayant fait leurs choux gras de l’affaire, ne publiaient plus aucun article. Pas même un petit encart au milieu d’une page. La lassitude, l’usure. L’enquête était au point mort.

   Trois mois s’étaient écoulés, je ne cessais plus de me regarder dans le miroir : mon visage avait changé. Il était devenu vivant, gai. Rieur, en somme. Le rire, entièrement rétabli, avait migré au fond de ma gorge; moi j’avais retrouvé le goût de la vie, l’envie de parler, de sortir, de travailler. A ma grande joie, parfois même le rire s’élevait, incontrôlable. Je riais pour tout et pour rien.

Mais un dimanche matin, il resta longuement silencieux avant de m’adresser enfin la parole:
- Je suis entièrement guéri, désormais. C’est grâce à toi. Je t’en suis infiniment reconnaissant et je te remercie. Mais je dois poursuivre mon chemin. Une jeune fille m’attend. Celle chez qui je me rendais quand un inconnu a tenté de m’étrangler.
Je n’eus même pas l’occasion de répondre. J’aurais voulu prier, le supplier. Je levais les yeux vers le miroir. J’avais beau me forcer, tenter de relever le bord de mes lèvres, il était déjà parti. Comme par un coup de baguette magique. Ne me laissant que des larmes au bord des lèvres.

   La police a coincé l’assassin. Aujourd’hui, il  est derrière les barreaux. Mais désormais les rires disparaissent insidieusement. Dans la rue, au comptoir des bars, sur les marchés, on s’indigne à nouveau :
- Ils n’ont pas pris le bon assassin, comme d’habitude.
- Monsieur le Préfet, rendez-nous nos rires !
- Que fait la police ?
Moi j’ai la réponse à leurs questions : quand je croise un rire, je le prends dans le creux de ma main. Mais je ne le range plus précieusement au fond ma poche. Surtout quand je le croise dans une gorge déployée. Je serre le poing très fort et je finis ma promenade tranquillement. Une fois rentré, j’épingle mes trophées au mur, les uns à côté des autres, comme des papillons. Pour ne plus qu’ils s’envolent. Alors,  je m’en désintéresse. Je les laisse mourir.

Sauf les rires ironiques et moqueurs. Je les place sur mes lèvres.

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