samedi 3 mai 2014

La vérité sur l'affaire Lemoine

Les premiers temps

Cette rumeur ne l’inquiétait pas. Déjà enfant il avait pris l’habitude de se fermer aux autres lorsque, assis seul sur une chaise du premier rang, il entendait des rires étouffés et des bribes de phrases qui le mettaient en scène dans des situations vulgaires et humiliantes. Ainsi s’était-il accoutumé à l’indifférence, non par défi, encore moins du fait d’une inclination de l’âme qui le porterait loin de ses congénères. Il lui semblait simplement que les agitations ambiantes ne devaient pas avoir d’emprise sur lui. Peut-être devrait-on y voir un moyen de défense plus qu’un trait de caractère.

Hélas, dès le début de cette histoire, les conséquences risquaient de prendre de l’ampleur. Les railleries de ses camarades d’antan cédaient le pas à une forme très moderne de lynchage en place publique. Sans violence physique cela s’entend, il pouvait encore marcher dans les rues de Paris sans risquer d’agression. Mais à le voir se déplacer au milieu des regards hostiles des passants on savait qu’il ne pourrait se protéger indéfiniment de la pression exercée par la foule.

Pourtant il ne méprise personne. Dans le fond il aime les gens, il ne leur en veut pas. Il ne croit pas être supérieur à eux. Il a conscience d’être un privilégié. Il vit des rentes de sa famille, des nouveaux riches comme on dit, et il en a un peu honte. Chaque matin dans le miroir il répète : « C’est comme ça qu’on dit ? Des nouveaux riches ? ». Évidemment il n’y peut rien, de même qu’il n’est pas responsable des affaires judiciaires jetées en pâture à la curiosité d’un pays qui s’ennuie. Choisie au hasard dans la multitude des événements potentiels, c’est son histoire qui se retrouvait sur toutes les couvertures des kiosques à journaux, jusque dans les têtes de gondoles des supermarchés. Des trucages grossiers présentaient son visage photographié à la sauvette, dépassant à peine d’une baignoire remplie de billets, dans toutes les devises du monde. Pourtant quand il lui arrivait encore de regarder les lignes de ses comptes en banque il ne pensait pas à la vanité qu’il pourrait en tirer. Il se disait juste : « Demain je ne serai pas obligé de partir avant le lever du jour pour m’entasser dans les transports aux heures de pointe » et, parfois, il se disait que finalement, de par son isolement, il en payait le prix à sa façon.

Beaucoup l’interpellaient par des cris stridents, lui demandant pourquoi il ne donnerait pas aux œuvres de charité. Tout cet argent sale, obtenu par ses aïeuls en trompant la collectivité ! À vrai dire les montages financiers pour échapper aux taxes, les mensonges sur les conditions de travail, l’exploitation sans responsabilité sous couvert de sous-traitance, tout cela le blessait aussi. Il aurait préféré vivre dans une famille honorable. Dans le but de compenser un peu il n’avait gardé qu’une somme d’argent suffisante pour subsister dignement, sans luxe. Le reste il l’avait donné. Parfois il s’était fait avoir. Il avait retrouvé le label d’une association sur la brochure d’une firme pétrolière. D’autres fois il était heureux de suivre les actions de personnes dévouées à leur cause, en se disant qu’il y avait participé. Ne serait-ce qu’en signant un chèque.

Dans les articles de presse écrite il était rarement question de lui. On parlait de son père, de sa mère, de son frère aîné, que lui-même n’aimait pas. D’ailleurs ils étaient loin. Ils avaient fui depuis longtemps. Il ne restait que lui. Il n’y avait rien à raconter : il n’était qu’un fils et un frère, pas de quoi écrire une épopée. En revanche, dès qu’il sortait de son petit appartement sous les combles d’un immeuble moderne et sans charme, il savait qu’une voiture ralentirait. Il pourrait sûrement voir le reflet du soleil dans le téléobjectif. En rentrant il saurait alors, en parcourant les pages d’accueil des blogs à sensation, s’il avait le teint pâle ou si pesait sur sa démarche le poids d’une culpabilité lancinante. Le lendemain, en première page des magazines, la même photographie aurait certainement sa place, moyennant quelques retouches pour accorder le portrait avec le titre choisi. On raconterait encore qu’il avait dû être impliqué dans des fraudes imaginaires, qu’il protégeait les intérêts de sa famille, qu’il était le pire de tous. Rien n’était jamais étayé mais tout alimentait les brèves qui s’affichaient dans les rues et sur les écrans, jusque dans les encarts publicitaires des espaces virtuels et des lieux publics.

En dépit de sa solitude et de sa vie modeste, il se disait encore qu’il était un nanti. C’était en grande partie vrai. Il pouvait se lever après midi, il pouvait se coucher à l’aube. Il lisait beaucoup, jouait du piano, rêvait allongé sur son lit. Le temps, impuissant et ne pouvant exercer son emprise, obtint néanmoins sa revanche par des chemins détournés. Il est des choses que la nature refuse obstinément, de même que les lois de la gravitation perturbent la Terre dans sa trajectoire infinie. Ainsi la rumeur finit-elle toujours par faire chuter ceux qui refusent de reconnaître sa force.



La montée en puissance et ma part de responsabilité

Vous vous demandez peut-être pourquoi je viens défendre une cause aussi mineure, celle d’un gosse de riche qui peut s’il le souhaite dormir toute la journée. C’est qu’à vrai dire j’ai mauvaise conscience. Depuis longtemps vous ne le voyez plus passer le long des murs, vous ne pouvez plus le rencontrer assis sur un banc, un roman à la main, ou dans les files d’attente des théâtres. Si vous avez bonne mémoire vous vous dites qu’il doit avoir honte à en crever depuis la une qui, pendant plusieurs jours, vint reléguer au second plan les désastres humanitaires, les guerres civiles et les crises économiques. « L’héritier se paie les services d’une pauvre malheureuse », « L’humble fils Lemoine trouve son bonheur dans la misère », « Les soirées fines d’un monsieur trop discret », voilà ce que l’on pouvait lire et entendre du matin jusqu’au soir.

Tout est parti de moi. À l’époque je louais un appartement dans le même immeuble que lui. Je le croisais souvent dans la cage d’escalier mais ne lui adressais jamais la parole. D’un simple signe de tête il me signalait sa présence. De mon côté, comme il ne me regardait pas, je me contentais de ralentir le pas, le temps d’une fraction de seconde. Un jour pourtant il m’a semblé plus enjoué que d’ordinaire. Il me salua en me fixant dans les yeux, s’arrêta même un instant, et m’adressa la parole.

Il était encore tôt, le soleil ne marquait sa présence que par le halo qui s’étalait sur le contour des immeubles. Je me rendais dans la boîte de prestations de services dans laquelle je m’enfermais depuis trop longtemps déjà. Il fallait répondre au téléphone, prendre des notes, s’efforcer de maintenir un comportement égal, ni trop joyeux ni trop éteint, la voix surtout devait être calme et rassurante. Je n’en étais pas malheureux, c’était un travail décent. J’y consacrais mes journées sans y penser. Comme le soir j’étais seul chez moi il m’arrivait de sortir. Je rencontrais des gens au hasard des cafés, des gens qui me ressemblaient. Nous discutions, échangions nos numéros de téléphone, et il nous arrivait de nous revoir une ou deux fois, chez les uns ou chez les autres. C’était suffisant pour épuiser nos points en communs, nos sujets de conversation. Un peu plus tard dans la soirée il nous fallait pousser le volume de la chaîne hi-fi. Rassurés nous évitions ainsi le silence qui finissait toujours par s’installer. J’avais aussi des relations de quelques soirs, qui débutaient souvent par des nuits trop arrosées. Elles s’achevaient naturellement, sans un mot.

À écouter les bavardages qui circulaient sur son compte, bien qu’anodins en comparaison avec ce qui suivit, je ne m’attendais pas à le voir sortir de son mutisme. Grâce à lui je pouvais me regarder dans le miroir en me persuadant qu’il existait, juste au-dessus de moi, une situation bien moins enviable que la mienne. Ce salut presque amical, sans aigreur, vint mettre à mal mon seul motif notable de satisfaction. Sur un ton professionnel, c’est-à-dire aimable, je lui demandais s’il ne ferait pas mieux de se trouver de la compagnie. Ce qu’il fit. Au lieu d’y entendre une remarque acerbe il y vit un conseil de camarade. « C’est un idiot » pensai-je.

Le soir il frappa à ma porte, pour me présenter sa nouvelle amie et m’inviter à dîner avec eux. J’acceptais avec dépit, n’ayant pu trouver sur le coup une excuse pour me défiler. Ils s’étaient rencontrés dans le jardin du Luxembourg. Elle jouait une statue égyptienne, se tenant immobile des heures durant dans un costume rudimentaire imitant vaguement les vêtements de la reine Cléopâtre. En guise de maquillage une peinture dorée recouvrait les parties de son corps exposées à la lumière tiède de cette fin d’avril.

Ils n’ont pas eu besoin de pousser la musique à fond pour fuir le silence. Ils parlaient librement de leurs passés respectifs, de littérature et de musique classique. Je ne comprenais pas grand-chose. Chez moi il n’y a pas de livres, hormis quelques best-sellers qu’il est de bon ton d’avoir lu pour suivre les conversations de bureau. Elle vivait à l’hôtel, là où il n’est pas nécessaire de fournir les multiples justificatifs de revenus et quittances des loyers précédents. Il lui proposa simplement de venir vivre avec lui, dans son appartement sous les combles. Elle n’a pas accepté, elle ne voulait pas avoir l’air de profiter de la situation. Ils entamèrent une relation dont la nature, dans le fond, m’échappe. Je les voyais monter et descendre les marches en riant. Chaque fois qu’ils me voyaient, ils me remerciaient.

Très vite les rumeurs s’amplifièrent. Je n’ai pas envie de rentrer dans les détails. J’en ai honte. Lorsque les journalistes des revues de caniveau venaient me questionner je répondais ce qu’ils voulaient entendre. Sans mentir explicitement j’étais systématiquement porté sur les sous-entendus. Je faisais mine de me poser des questions. « Quelle différence sociale ! m’exclamais-je innocemment. Je me demande bien de quoi ils peuvent parler ensemble. Rien ne les rapproche. ». Je ne mentionnais jamais le piano que j’entendais dans l’après-midi, les livres innombrables qui débordaient des bibliothèques, cet accord si parfait qui semblait les unir dès le premier coup d’œil.

Au fil des semaines ils sortaient de moins en moins, ne riaient plus que rarement dans les escaliers, et le piano ne vibrait plus avec autant d’énergie. Ils cessèrent aussi de me remercier. Ils avaient dû avoir vent de mes réponses qui s’étalaient ici et là, étayant la thèse d’une relation tarifée. Puis la jeune fille disparut et le garçon solitaire devint invisible.
Pourquoi aujourd’hui ?

J’aimerais pouvoir jouer la partition du remords, au lieu de quoi je dois reconnaître que la satisfaction de ramener à terre mon ami factice l’emporta tout au long de ces dernières années. Ou plutôt, c’est avant tout la lâcheté qui l’emporta, car j’avais bien parfois quelques remords. Au début, ces sentiments contradictoires se battaient presque à armes égales. Puis les uns s’émoussèrent, ceux qui m’auraient forcé à agir pour être cohérent, de même que la sécurité l’emporte chaque matin face à la déception de vivre des journées identiques et sans saveur.

J’ai de plus fini par déménager, afin de me rapprocher des nouveaux locaux de mon employeur. J’étais triste de quitter Paris pour me rendre plus facilement dans l’une de ces zones défiscalisées dépassées par le nombre soudain des passagers. Je me mis moi aussi à hanter quotidiennement les trains de banlieue et les bus bloqués dans les embouteillages. En revanche, ainsi éloigné de cette ombre qui devait certainement continuer de se frayer un chemin au milieu de ses livres, juste au-dessus de ma tête, j’ai fini par ne plus penser tellement à ces événements. Ce qui en soi était un soulagement. Et quand j’y pensais brièvement je me disais : « Après tout ce n’est qu’un fils de voleur, qui continue à vivre de cet argent dégueulasse ». Sur ce point au moins je continue de croire que j’ai raison. Finalement je reste l’un de ces types aigris que l’on méprise dans les discussions mondaines, envieux de ceux qui accèdent à un stade plus avancé de civilisation.

Je continue à faire suivre le courrier de mon ancienne adresse, ainsi ai-je reçu la semaine dernière une lettre manuscrite et signée du directeur d’une revue de bas étage. C’était la pire de toutes. Souvent je discutais avec certains employés qui n’hésitaient pas à poser des questions indignes et crues, auxquelles je répondais d’ailleurs sans sourciller. Faisant suite à nos rapports cordiaux et constructifs d’alors, j’étais invité dans leurs locaux pour vendre des éléments dont j’aurais eu connaissance sans les avoir encore divulgués. Comprenez que l’on me donnait l’occasion de laisser libre cours à mon imagination. La finalité devait être un dossier spécial intitulé : « La vérité sur l’affaire Lemoine ».

Je me suis présenté à l’heure prévue, en fin de matinée, dans un bâtiment en verre de l’ouest parisien. On me reçut poliment, quoique, avec une pointe de condescendance. Jusqu’en ces lieux où l’on ne fait que patauger dans la boue je n’en demeure pas moins légèrement déconsidéré. Non comme le dernier des derniers, non comme une personne infréquentable dont la seule présence fait honte. C’est imperceptiblement qu’il est toujours facile, en ma présence, de se sentir un peu supérieur. Un ou deux crans au-dessus, pas plus, cela suffit amplement. Les pigistes précaires espèrent entrer un jour dans une vraie rédaction, ce qui leur donne ce regard perçant derrière la frustration d’être entrés dans ce bâtiment aux murs tapissés de couvertures affligeantes.

On me conduisit dans une salle de réunion pour une vingtaine de personnes. Nous n’étions que quatre, le directeur et deux de ses collaborateurs siégeant face à moi. Ils me présentèrent une photographie des deux amants. Elle datait de la veille. Elle avait été prise d’une fenêtre de l’immeuble d’en face. Le vis-à-vis donnait sur la pièce principale. « Elle est revenue » répétait le directeur en se frottant les mains. « Dites-nous tout ! » ajoutaient ses collaborateurs sur un ton plus neutre, froidement professionnel. L’image me rappelait cette unique soirée que nous avions passé tous les trois. J’avais écouté leurs confidences, sur leur jeunesse, sur leur vie, sur leurs espérances. « C’est tout ? » me de demandèrent-ils. « Oui répondis-je, je crois que c’est tout ». Effectivement je n’avais rien d’autre à ajouter. Je voulais sortir, j’étouffais, j’avais presque la nausée. Je regrettais aussi de ne pas avoir en ce temps saisi l’occasion de briser ma propre solitude.

La photographie parut le lendemain à grands renforts de battage médiatique. Vous avez certainement dû la voir si vous prêtez attention aux affiches qui envahissent les couloirs de métro. Elle a été recadrée pour montrer les visages en gros plan. Le sourire de Lemoine est exagéré, sur l’original il n’a pas cet air vicieux. Celui de son amie au contraire a été amoindri pour le rendre crispé, comme forcé. Les retouches sont au final peu nombreuses mais suffisent à rendre le tableau malsain et, surtout, fondamentalement faux.


Comme je vous le disais ce ne sont pas les remords qui me poussent à écrire. Pas exactement en tout cas. Il me semble que cela ne vient pas de moi, d’une volonté propre, d’un raisonnement, d’un désir de rendre justice. Je crois que les choses sont beaucoup plus simples. Il doit rester quelque chose dans un coin de ma tête. Quelque chose qui s’éveille lorsque le monde autour descend trop bas. Une réaction instinctive s’initie. Une forme de défense immunitaire, inconsciente. Pour éviter de sombrer moi aussi. Car dans le fond personne ne peut vivre autrement que mécaniquement sans un minimum de dignité. Si demain je décide de renverser le rythme pathétique de mes journées, alors je ne serai pas enchaîné à cette histoire comme à une chape de plomb.

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