samedi 3 mai 2014

La Machine infernale

L’autre jour, sur un banc, j’ai rencontré le Diable…
Sous un vieux chêne qui perdait ses feuilles, je somnolais un livre à la main.  Sous un vieux chêne qui perdait ses feuilles, il s’approcha comme le lin.
Je savais bien que c’était lui sans pouvoir l’expliquer.  Son teint jaunâtre, peut-être, ou bien son nez crochu.   Il s’assit sans un bruit, taisant les chants d’oiseaux, éteignant la lumière du jour.  Un froid dans le dos l’accompagnait, une fine brise polaire à vous givrer le squelette.
L’autre jour, j’ai vu Lucifer
Le Seigneur des Ténèbres. 
Et, croyez-moi, je m’en serais bien passé.  Moi qui lisais, tranquillement, mon bouquin sur un banc.  V’là ti pas que la mort en personne vint à se présenter. Déguisée pour l’occasion en vieillard, canne et cape noires au vent ; son gros pif orné de pustules me dévisageait entièrement.
L’autre jour, sur un banc, j’ai rencontré le Diable…
Et le rire s’élevait, incontrôlable…

Je me souviens. 
Je me souviens du temps où j’étais assis sur un banc. 
Au fond de mon garage. Derrière tout ce fatras.  Les outils et cartons, alignés autrefois au gré des étagères, avaient pour ainsi dire acquis une existence propre.  La mienne ne l’était plus, par contre.  Elle tournait au chaos.  Plus de travail d’électricien, plus de travail tout court d’ailleurs, plus de maison non plus. Juste cette pauvre remise qui, si rien ne changeait, me glisserait entre les doigts à son tour.
Puis cet éclat de lune. Cette étincelle magique : j’avais enfin trouvé une occupation digne de ce nom.
Je m’en souviens très bien. 
Je voulais construire une machine.  Un concept diabolique à vous glacer l’échine.

L’autre jour, sur un banc, j’ai rencontré le Diable. 
Il me glaçait l’échine.
J’avais peur de lui, comme d’un pestiféré.  Il se collait à ma jambe droite, je le sentais me consumer.  Allais-je être happé par son haleine quand il se mettrait à parler ?  
Parler…tout seul comme cet étudiant couché dans l’herbe, à l’hippocampe maltraité, qui répétait ses leçons en boucle.  Parler…tendrement, comme ces passants amoureux à la démarche titubante, presque hypnotisante, qui se dandinaient sur le chemin de terre qui nous servait de repose-pieds.  Parler…tout haut tant que je le pouvais encore.
«  Bonjour Satan, quelle bonne surprise.  En quoi puis-je vous être utile ? »
D’une façon ou d’une autre, il fallait broyer le silence.  Pour éviter, peut-être, de se faire broyer tout court.
L’autre jour, sur un banc, j’ai rencontré le Diable… 
Et le rire s’élevait, incontrôlable…

Je me souviens.  Je construisais une machine. 
J’espérais qu’elle ne me broierait pas en morceaux. 
Il fallait tester le molosse.  Je m’étais porté volontaire!
Tel un Titan aux Cents-Bras, les tuyaux emberlificotés autour de la centrifugeuse fendaient l’air dans un enivrement insoupçonné.  La bête me toisait fièrement.  Et j’attendais, au fond de la remise, que les ingrédients insufflés dans le mixer provoquent une réaction.
Je me souviens.  Je construisais une machine.  Et j’attendais une réaction.

L’autre jour, sur un banc, j’ai rencontré le Diable. 
J’attendais une réaction de sa part.
Quelques paroles, sifflantes, au gré du vent, vinrent m’écorcher les tympans.
« SSSsssss…donne-moi ta machine…..SSSssss…A faire courber l’échine…..SSSssss…ou tu viens avec moi….SSSsss sans peine et sans émoi ».
Du brouhaha, des cliquetis, des enfants qui pullulent.  Le parc était bondé. 
Que faire pour leur sauver la vie ?  Nier ?
L’autre jour, sur un banc, j’ai rencontré le Diable.  Et il voulait voir ma machine.


Mon Titan aux bras tuyautés trônait à mes côtés.
 « Lucifer, je me souviens, je construisais une machine, un concept diabolique à vous glacer l’échine… »
Je lui ai parlé des ratés.  Il n’a pas daigné m’écouter.
Bon, je l’aurais prévenu.
Le piston sauta sans broncher. Il voulait tester ma machine, il allait en avoir l’occasion…

Lentement, par à-coups, une fumée rosâtre prit possession de l’espace public.  Crachotée comme une toux grasse mal soignée par son diffuseur, la brume se mit à enrober successivement les figurants du parc municipal.
Puis le silence. Avant que le gaz infernal ne fasse de l’effet, le silence était toujours roi. 
Une explosion retentit !  C’était l’effet « machine du rire ».  

Et le rire s’élevait, incontrôlable…
Les trois quarts des passants étaient dorénavant enveloppés par le fumet hilarant.
Et le rire s’élevait, incontrôlable…
Ils furent bientôt absorbés chacun à leur tour dans une sorte de bulle de chewing-gum rose vif planant au gré du vent.  J’avais prévenu que l’engin avait des ratés ; les boules de gomme-montgolfières étaient là pour en témoigner !
Et le rire s’élevait, incontrôlable…
Il s’élevait vraiment, au propre comme au figuré.
Un ballet de billes rose-bonbons géantes aux passagers enivrés, « drogués aux éclats », synchronisait ses mouvements dans un refrain joyeux.  Tout le monde riait, moi y-compris, dans ce baptême de l’air chiqué.
Des entrailles du globule volant, je voyais la vie en rose.
Je m’éclatais. 

Ma bulle aussi, soudain, éclata.
Je me rassis sur le banc, sourire aux lèvres.
D’autres ballons cédèrent les uns après les autres.
Tâchés de quelques larmes de bonheur dégoulinant encore sur leurs fossettes empourprées, les gens atterrissaient en douceur.
Puis j’aperçus le Diable, ultime pérégrin de l’hilarité, dans son mince phylactère.  Et « j’explosai » à nouveau de rire.  S’il avait su qu’il fallait s’esclaffer pour en sortir... 
Il y a peu, dans un parc, le rire s’élevait, incontrôlable…
Il y a peu, dans un parc, le diable s’élevait, incontrôlable...
Assis dans une bulle rosâtre, il construisait aussi une machine…mais pour essayer d’en sortir !

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