samedi 3 mai 2014

La Grande Bâtisse

La grande bâtisse, sur la colline qui dominait le village, était aveugle depuis bien des années. Les enfants l’avaient toujours connue ainsi, portes et volets fermés. Ils lui lançaient bien, parfois, quelques pierres, en passant sur le chemin, mais jamais ne s’en approchaient. Ils avaient tous en tête, les paroles, les récits des anciens.
            Ce qui les effrayaient le plus, c’était qu’aucun ne se ressemblait. Alors entre eux, ils se les racontaient, les modifiant encore. Il y avait cependant une constante dans ces récits, cette bâtisse avait le mauvais œil, elle portait malheur. Tout le village lui tournait le dos, faisant même des détours pour ne pas l’approcher, comme le faisait les enfants qui ne savaient pas tout. Devant le mutisme des adultes, ils n’arrivaient même pas à savoir à qui elle appartenait, cette bâtisse devenait le principal personnage de leurs jeux. Effrayante, elle les attirait. Enigmatique, elle les subjuguait.
            Comme on les tançait lorsqu’ils en parlaient, ils utilisèrent un code pour échapper aux adultes. Longtemps ils lui cherchèrent un nom. La Vieille lui allait bien, mais las de se faire réprimer, pour manque de respect envers les anciens, ils lui cherchèrent un autre nom. Ce fut l’unique institutrice du village, de l’unique classe qui mêlait les enfants de tous âges,  en un groupe uni autour d’elle, qui leur apporta une solution.
           
            Elle était passionnée d’opéra. Elle exerçait leur oreille musicale avec des extraits qu’elle résumait toujours de façon très attrayante. Les sentiments humains, poussés à leur paroxysme, ne pouvaient qu’intéresser ces gamins, et cela débouchait sur des discussions passionnées, et des règles de conduite rappelant les valeurs fondamentales. Ce jour-là, elle leur fit entendre l’air de la calomnie du Barbier de Séville, chanté en français par Xavier Depraz. Rien de tel pour leur montrer le sens de deux mots en musique « piano » et « crescendo » tout en réfléchissant sur la calomnie. Mais, ce fut un autre mot qui les intéressa.
            Le petit Paul, cinq ans, demanda le sens de « rumeur légère ». La classe essaya d’expliquer le mot, connu, mais difficile à définir. D’autant plus difficile qu’ils se faisaient des signes, un discours parallèle parasitait la démarche de la maîtresse. Elle les trouva bien excités, les gronda, c’était la fin de la semaine, ils devaient être fatigués.
            Ils sortirent en courant et en portant en triomphe, le petit Paul qui gigotait au-dessus des bras tendus. Elle les regardait attendrie, elle finissait sa carrière dans l’école de son village avec un groupe d’enfants, très agréable.
            Ils avaient trouvé ! Ils expliquèrent au petit Paul que c’était un secret qu’ils venaient de trouver, grâce à lui. Il était dans le secret des grands, il ne dirait donc rien. Cette bâtisse avait enfin un nom, Rumeur.
            Comme par enchantement, le fait de la nommer, petit à petit la rendit moins effrayante. Ils ne lui jetèrent plus de pierres. Ils quittèrent le chemin pour s’en approcher, jouèrent dans son ombre. Cette Rumeur ne les inquiétait plus, devenait leur alliée, contre les adultes qui la calomniaient. Jacques avait précisé que seule, sa tante, qui vivait à Paris, clamait que cette Rumeur ne l’inquiétait pas. Il l’avait vue avec son fils, au village, une fois, pour un enterrement. Il était petit, mais se souvenait bien d’elle. Elle se moquait de la peur des villageois, s’était disputé avec son père. Elle était repartie fâchée. Il l’aimait bien, avait posé des questions, auxquelles ses parents n’avaient pas répondu, pour finir par lui dire de ne pas s’occuper des discussions des adultes.

            Un jour de grand vent, ils s’étaient réfugiés près de ses hauts murs, à l’abri des regards et des oreilles des parents. Le grand Paul, l’aîné du groupe, leur parlait de ses recherches sur internet. Il n’avait rien trouvé sur Rumeur. S’il avait le nom des propriétaires, il aurait plus de chance, mais, rien. Alors il prit une décision ; cette Rumeur ne l’inquiétait pas, d’ailleurs elle les protégeait souvent, du vent, du soleil, des adultes, il allait entrer pour percer son mystère.
            Ils se groupèrent sur le perron, la porte ne céderait jamais. Le perron s’élevant bien d’un demi-étage, les premières fenêtres étaient hautes et occultées par de solides volets de bois. Ils firent le tour, un soupirail au châssis branlant, permettrait de pénétrer dans les caves, ensuite on verrait. On prit rendez-vous pour dimanche après midi, chacun devait apporter quelque chose, pour ne pas alerter les parents. Une liste fut faite : lampes torches, burin, marteau … On prendrait des photos avec un téléphone portable. Ils se quittèrent dans l’attente fébrile du dimanche.

            Les enfants, impatients, s’éclipsèrent après le repas de midi, pour retrouver des copains, pour le bonheur des parents soulagés ; enfin un peu de tranquillité. On laissa même partir le petit Paul avec son frère, sans discuter, tellement il avait été pénible ces derniers jours, et à la messe ce matin. Au repas, il ne tenait pas en place et n’avait pratiquement rien mangé, sous le regard réprobateur de son frère. Ce n’était pas le moment  d’indisposer les parents ; mais, c’était plus fort que lui.
            Ils arrivèrent tous avec l’objet, l’outil dont ils s’étaient chargés.
            Le soupirail ne résista pas longtemps, aux coups de burin qui descellèrent le châssis. Grand Paul et petit Paul disparurent, en éclaireurs, dans les caves. A l’unanimité, ils avaient trouvé judicieux l’association des deux Paul. La force de l’adolescent et la petite taille de l’enfant, s’il fallait se faufiler par une ouverture. Les minutes furent longues. Etouffant leurs cris, ils accueillirent les deux explorateurs, couverts de poussière et de toiles d’araignées.
            Tout le monde pouvait entrer, ils avaient réussi à passer de la cave à l’intérieur de l’habitation, grâce à petit Paul qui s’était faufilé sous une porte de cave pour la débloquer de l’autre coté. Ils étaient revenus les chercher pour, découvrir Rumeur, tous ensemble.

            Alors en file indienne, ils parcoururent un dédale de caves, montèrent l’escalier qui arrivait dans la maison, sillonnèrent tout le rez-de-chaussée, vide, froid, humide, sombre. Une cuisine ancienne, immense, avec une grande cheminée, les fit rêver à de somptueux repas préparés pour de multiples convives, ils faisaient déjà revivre cette maison morte. Petit Paul dansait dans la cheminée, petit oiseau perdu, près de la broche qui aurait pu accueillir un bœuf entier ! Ils éclatèrent de rire.
            Un grand hall d’apparat, au pied d’un somptueux escalier, donnait sur le perron par une immense porte sculptée. Ils montèrent aux étages, une enfilade de grandes pièces vides aux plafonds décorés. Ce n’est qu’en redescendant qu’ils virent les portraits dans la cage d’escaliers. Des portraits anciens, tout en haut, et plus récents au fur et à mesure qu’ils descendaient. Jacques poussa un cri, le dernier portrait représentait sa tante, en tenue de soirée, au bras d’un homme élégant. S’il ne l’avait vue qu’une fois, il regardait souvent avec sa mère les photos de famille qu’elle collait régulièrement dans un album. Il était certain que c’était sa tante avec son mari, qui était mort fou, lui avait-on dit. Grand Paul prit des photos des portraits, avec son téléphone. Ils sortirent.
            Ils remirent en place le châssis du soupirail qu’ils colmatèrent avec de la terre et calèrent avec de grosses pierres. Tout cela dans un silence religieux, imprégnés de la majesté de ces lieux tristement délaissés, du faste mystérieux qui se dégageait de la galerie de portraits qui semblaient attendre, patiemment, que la vie reprît dans cette vaste demeure endormie.
            Que s’était-il passé pour qu’on l’abandonnât ? Pourquoi la tante de Jacques clôturait-elle la galerie de portraits ? Si on pouvait, maintenant, mieux comprendre pourquoi cette Rumeur ne l’inquiétait pas, que s’était-il passé pour qu’elle effrayât les villageois ? Questions qui se bousculaient dans la tête de ces explorateurs, qui toujours en silence, s’époussetaient pour éviter la colère des parents lorsqu’ils rentreraient.
            Ils s’assirent songeurs. Ils voulaient, ils devaient, savoir. On ne pouvait vivre ainsi toute une vie près de Rumeur sans connaître son histoire, fut-elle horrible ! Jacques ne pouvait rester dans l’ignorance du portrait de sa tante qui ne demandait qu’à revivre dans la lumière du grand hall ! Il n’y avait qu’une seule personne qui pourrait entendre le récit de leurs aventures, la maîtresse. Elle était du pays, elle saurait les aider à percer ce mystère.

            Jamais enfants ne furent plus impatients d’arriver à l’école, un lundi matin. Ils interpellèrent la maîtresse, dès leur entrée en classe. Ils avaient une question à lui poser sur la bâtisse qui dominait le village, mais avant, ils voulaient lui raconter ce qu’ils avaient fait et pourquoi. Elle descendit de l’estrade, s’assit près d’eux. Il fallait bien qu’un jour vous me parliez de ce château ! Ils ne s’attendaient pas à ce qu’on appelât Rumeur, Château. Tous les villageois disaient bâtisse. Ils lui racontèrent tout ce qu’ils savaient, et ne savaient pas, avant de finir par le récit de leur expédition.
            Dans tous les villages, dans toutes les familles, il y a des secrets. Ce qui ne se dit pas. Ce qui ne se dit pas, prend petit à petit plus d’importance que tout ce qui se dit. C’est pourquoi j’accepte aujourd’hui de répondre à votre question. Vous avez le droit de connaître l’histoire de votre village, puisque c’est, votre histoire. Vos parents silencieux depuis si longtemps, auraient du mal à vous en parler, alors, je vais rompre ce silence, puisque vous me le demandez.

            Il était une fois, un comte, dont la famille s’était exilée à la révolution, après avoir vu la destruction de son château. Son descendant, comte à son tour, décida de rentrer au pays au début du vingtième siècle. Il avait encore quelques terres dans la région sur lesquelles il décida de construire un château. Votre village vit ce château s’élever, et un jour le comte arriva avec sa famille. Il se présenta et apporta du travail par des fermages. Un vrai bonheur pour tout le village.
            Son fils aîné épousa une fille du village en 1910. Ils eurent un petit garçon. Il ne revint pas de la guerre, sa femme se laissa mourir de chagrin.
            Son fils cadet épousa à son tour une fille du village en 1920, atteinte de tuberculose, maladie très grave à l’époque, elle décéda.
            Son petit fils épousa une fille du village en 1939. En 41, elle ne survécut pas à l’accouchement d’un petit garçon qui ne connut jamais son père, disparu à la guerre.
            Ce garçon en 1970 épousa une jeune fille du village. De santé mentale fragile, il fut interné à Paris et mourut à l’hôpital psychiatrique. Sa jeune femme après les obsèques au village, retourna à Paris pour travailler, élever leur petit garçon.
             Voilà, comment ce qui aurait pu être un conte de fées, pour ces jeunes femmes modestes, se transforma, à chaque fois, en cauchemar. Vous comprenez maintenant  pourquoi ce château, devenu bâtisse, a le mauvais œil, porte malheur, pour tout le village !
           
            Jacques était effondré. Sa tante clôturait ces drames successifs ! Quelles familles, et combien de familles étaient touchées ? La maîtresse leur précisa qu’elle n’en dirait pas plus. Le reste appartenait à leurs parents.
            Les enfants prendraient l’avenir de ce village en mains. Il fallait le sortir de cette tragédie avec l’aide de sa tante ; puisque cette Rumeur ne l’inquiétait pas, il était certain qu’elle voudrait revenir, qu’il ferait la connaissance de son cousin, le châtelain.
            Il fallait briser ce maléfice ; réhabiliter ce château, « menacé comme un coupable » ; le libérer de la haine du village ; redonner au village, au château, « terrassés », leur gloire, et leur gaieté d’antan, pour les inscrire dans un avenir heureux. Leur avenir.

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