samedi 3 mai 2014

La Bête

« Cette rumeur ne l’inquiétait pas ». Il faut le premier tué.

            La Bête ne fut d’abord qu’une rumeur, à peine un souffle issu de quelques haleines avinées au sortir des tavernes. Puis le murmure devint insistant, fréquent, dérangeant. Le vent colportait aux oreilles de chacun des nouvelles effrayantes, des bribes entendues le long de couloirs sombres, des échos parvenus d’espaces vides… De bruits en bruits, une tempête de panique s’abattit sur tous. Les corps angoissés, courbés, écourtaient avec avidité les récits des horreurs contés avec force détails par des myriades de bouches anonymes.

            Ce fut la voix de la Bête.


            Puis, les traces… Un sillon singulier sur une voie poussiéreuse. Une branche brisée à l’orée de la forêt. Des pierres bousculées montrées par des multitudes de doigts comme autant de preuves ; ces mêmes pierres dont on ne se souvenait pas de l’existence, car sans importance autrefois, étaient aujourd’hui vues avec les yeux de l’horreur. Immédiatement, les personnes évitèrent ces chemins, et en prirent d’autres, connus d’eux seuls.

            Ce furent les pas de la Bête.


            Les hommes s’équipèrent d’armes diverses pour leurs déplacements quotidiens. Les femmes se cloîtrèrent dans leur demeure avec des enfants pleurant sans raison, angoissés par l’inquiétude de leurs parents. Rassemblés en meute au dehors, les hommes regardaient autour d’eux avec méfiance, avec peur. Et l’attente, toujours plus angoissante, de l’événement mortel accroissait la peur. Quelques uns – les politiques - pensaient à pactiser avec la Bête, à lui offrir des victimes. Les riches payèrent les autres pour leur édifier des murailles où ils se retranchèrent, terrorisés et déjà vieillards solitaires. Les pauvres quittèrent leurs masures isolées, se regroupant en bandes hostiles, prêtes à riposter envers qui que ce soit de menaçant ou de suspect par la force du nombre. Seuls les temples restaient ouverts à la façon de hangars vides, béants comme des blessures.

            Ce furent les puissances de la Bête.


            La Bête frappa.

            Ce fut comme une délivrance pour la communauté ! La victime était connue de tous, reconnue par tous. On la retrouva sur un chemin isolé, qu’elle ne fréquentait pas d’ordinaire : s’était-elle perdue ? « Cette rumeur ne l’inquiétait pas ». Les traits horrifiés racontaient l’horreur et la stupéfaction face à la mort. Le corps avait basculé du chemin montagneux, lacérés comme avec des griffes par les branchages et les pierres. Et sur le masque hideux de sang et de poussière amalgamé sur lequel elle gisait, la victime agonisante avait écrit une énigme à la place du nom de la Bête : « moi ».



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