samedi 3 mai 2014

Joyeux Noël à tous !

        «  Maintenant ! »
        Norbert retint sa respiration. Au moment où il appuya sur la touche OK, une décharge d’adrénaline vrilla tout son corps, semblable à une décharge électrique.
        En une seconde, après des heures de préparation, il se trouvait à la tête d’une fortune colossale qui l’attendrait, bien à l’abri dans un paradis fiscal, sur le compte de la société offshore BNW qu’il avait créée de toutes pièces.
        Il attendit de retrouver son souffle puis, calmement, il éteignit son ordinateur et regarda sa montre : il était seize heures quarante-cinq. Plus personne, à cette heure-ci, surtout un samedi 22 décembre, n’irait consulter son ordinateur. Dans un quart d’heure, les bureaux de la banque fermeraient jusqu’au mercredi matin et quand on découvrirait l’escroquerie, il serait déjà loin, en sécurité !
        Il caressa amoureusement le côté droit de sa veste de costume et frissonna légèrement en devinant, dans la poche intérieure, l’enveloppe où se trouvait son billet de train pour Amsterdam. Il aurait largement le temps d’assister au traditionnel « pot de Noël », de s’engouffrer dans le métro et de se rendre à la gare du Nord. Là, il récupèrerait son léger bagage à main qu’il avait, hier soir, déposé dans un casier de consigne, et de monter dans le Thalys, qui quitterait Paris à 19 heures 25.
        Il sourit de bonheur en pensant à quel point le plan qu’il avait conçu était à la fois simple et intelligent : à Amsterdam, il prendrait, dimanche ou lundi, un avion pour Hong Kong, deux vols reliant chaque jour les deux villes ; il achèterait un billet aller simple pour Amsterdam au guichet de la gare du Nord, en payant en espèces, et le tour serait joué : personne, en France, ne saurait où il avait disparu. Au pire, il serait dans son paradis fiscal dans trois jours. L’argent lui ouvrirait toutes les portes !
        Il fut tiré de ses agréables pensées par des coups frappés à la porte. Avant même qu’il eût répondu, cette dernière s’ouvrit et la tête du Directeur s’encadra dans l’ouverture :
        « Wilson, vous n’avez pas oublié notre petite fête ? Dans un quart d’heure, dans la salle de réunion ?
        -- Non, non, monsieur le Directeur, je n’ai pas oublié. J’y serai.
-- Tant mieux ! Parce que je vous réserve à tous une petite surprise ! … 

Le Directeur se retira et Norbert l’entendit frapper à la porte voisine et débiter son petit discours enjoué.

        « Une petite surprise ! C’est toi qui vas en avoir une mercredi ! Les tiennes, on les connaît, elles ont le goût du réchauffé : chaque année, à Noël, la petite enveloppe avec dedans la prime de fin d’année ! Et tous ces imbéciles qui vont faire semblant de s’étonner ! »  
        A ce moment-là, son téléphone sonna : un appel en interne. Il décrocha.
        « Wilson ?
        -- Oui.
        -- Moreau.
        -- Moreau ?
        -- Oui, ton voisin de palier ! Tu veux venir une minute ? Je voudrais te montrer quelque chose qui pourrait t’intéresser.
        -- J’arrive. »
        Norbert quitta son bureau. « Hasta la vida ! », murmura-t-il en fermant la porte à clé comme il le faisait tous les soirs depuis maintenant dix-huit mois, mais en savourant cette précieuse minute où il était le seul à savoir qu’il ne remettrait plus les pieds dans ce bureau.
        Il frappa à la porte du bureau voisin du sien. Moreau l’attendait, un sourire étrange
aux  lèvres.
        « Assieds-toi.
        -- Tu sais qu’on nous attend dans la salle de réunion ?
        -- Oui, pour le petit discours, l’enveloppe de fin d’année, et tout le tralala ! Mais je pense que tu n’attends plus après ça, non ? Je me trompe ?
        -- Qu’est-ce que … ?
        -- Assieds-toi, je te dis. »
        Norbert s’assit, en proie soudain à un sourd malaise.
        « Alors, Wilson, comme ça, tu voulais nous quitter ? … Et je suppose que c’était pour ce soir ? … Tu ne réponds pas  ? … Remarque, je te comprends, mon vieux  … Un sacré Noël, que tu voulais t’offrir ! … Toujours rien à dire ?       
        -- Écoute, Moreau, je ne comprends pas de quoi tu parles. Et je n’aime pas du tout ce ton que tu prends, ni ces sous-entendus. Si tu as quelque chose à me dire, dis-le fran-
chement ! Tu avais soi-disant quelque chose à me montrer ?
        -- Parfaitement. Figure-toi que quand j’étais gosse, j’étais un fan de James Bond : je voulais être espion ! Tu vois le genre ! Et tu vois aussi ce que ça a donné : employé de banque, coincé à vie derrière un bureau et devant un ordinateur ! Mais comme je suis un petit futé, et que je touche ma bille en informatique, j’ai mis ce … disons, ce talent au service de mon rêve. »
         Moreau s’arrêta, pour juger de son petit effet auprès de son collègue.
        « Tu ne comprends pas un tout petit peu où je veux en venir ?
        -- Non.
        -- Bon, alors je vais éclairer ta lanterne. J’ai appris à pirater des ordinateurs, et incidemment, j’ai découvert ton petit trafic. Tu es un génie, Wilson ! Créer un compte offshore à la DBS de Hong Kong et détourner … »
        Il fit semblant de chercher dans ses notes ….
        « Peu importe ! Une jolie somme, en tout cas avec  six zéros … ou plus … Je me trompe ? Tu ne crois pas que …
        -- Tu n’es qu’un minable, Moreau ! Ne crois pas que tu te mettras en travers de ma route ! »
        La voix tremblait un peu mais pas le regard, ni la main. Norbert saisit le presse- papiers en bronze qui était sur le bureau et frappa avec une telle force qu’il entendit le crâne éclater comme un melon. Moreau s’écroula, mort sur le coup.
        Norbert regarda sa montre : seize heures cinquante-six. Il ne serait même pas en retard à la réunion !
        Il vérifia sa tenue, remit de l’ordre dans ses cheveux et se força à respirer normale-ment. Puis, calmement, il essuya le presse-papiers avec son mouchoir et le reposa à sa place initiale. Machinalement, il regarda sa montre : seize heures cinquante huit, il ne serait pas tellement en retard !
        A dix-sept heures deux, il entrait dans la salle de réunion où il y avait déjà du monde.
***
                A dix-sept heures quinze, le Directeur prit la parole, en désignant trois hommes placés à côté de lui :
        « Nous avons ce soir parmi nous trois des plus gros clients de notre banque, qui nous font l’honneur d’assister à notre petite fête de fin d’année. Messieurs, continua-t-il
en s’adressant aux trois hommes, vous aviez besoin d’être rassurés : votre argent est votre trésor le plus précieux  et vous vouliez être sûrs qu’il était toujours entre de bonnes mains ! Vous vous êtes inquiétés à plusieurs reprises de notre système de surveillance, que vous ne jugiez pas assez performant. En effet, vous n’étiez pas entièrement convaincus du rôle des caméras installées dans le hall et près des guichets du rez-de-chaussée, et vous avez exigé une vidéo surveillance des deux étages. Alors, j’ai dû faire contre mauvaise fortune (on entendit deux ou trois « Oh ! » qui saluaient ce qu’ils croyaient un bon mot et qui n’était qu’une façon de parler) bon cœur. Vous allez avoir, avec nos employés, la primeur de l’information : j’ai gardé jusqu’ici la chose secrète, mais c’est Noël, après tout, et vous méritez bien un petit cadeau ! Voilà : des caméras ont été installées hier soir dans le couloir des étages. Bien entendu, il est hors de question d’en placer dans vos bureaux, Mesdames, Messieurs », dit-il en regardant ses employés, « je ne veux pas de procès pour harcèlement moral ou violation de la vie privée ! »
        Rires.
        «  Il est également hors de question de faire marcher ces caméras dans la journée : elles ne seront programmées que pour la nuit. Mais j’ai voulu vous montrer un petit échantillon de ce que ces caméras ont enregistré tout à l’heure, de seize heures trente à dix-sept heures précises, dans le couloir du premier étage. J’espère que rien de répréhensible ne sera à inscrire à votre crédit ! » Puis, se tournant vers les clients :  « Alors, Messieurs, heureux ? »
        Un murmure d’excitation se propagea dans l’assistance, tandis que le vigile chargé  des écrans de surveillance introduisait une disquette dans un lecteur placé près d’un téléviseur apporté ici pour la circonstance.
        On s’esclaffa en reconnaissant madame Masson, qui remontait du rez-de-chaussée, un dossier  à la main,  croisant au passage  le caissier principal,  qui, lui,  redescendait ;
puis ce fut le tour du Directeur que l’on vit faire un petit signe à la caméra avant de frapper chez Wilson, puis chez Moreau ; enfin, alors que l’écran affichait l’heure, seize heures cinquante et une, on vit Norbert Wilson sortir de son bureau, fermer à clé, et entrer chez son collègue Moreau.
        Alors, incapable de se détacher des images qui défilaient, muettes, inexorables, terribles, sur l’écran de télévision, Norbert fut pris d’un fou rire nerveux, dont le sens véritable échappa à tous ceux qui se trouvaient dans la salle et qui ne jugeaient pas franchement comique le spectacle que le Directeur leur offrait.
        Et pourtant, Norbert riait tellement qu’il en pleurait. Tous le regardaient sans comprendre : Wilson voulait se rendre intéressant, ou quoi ? Qu’est-ce qui l’amusait à ce point ?  Son comportement était déplacé, à la limite de la flagornerie !
        Au sein d’une assemblée presque gênée, maintenant, par cette manifestation de joie délirante, le rire s’élevait, incontrôlable …

        Sur l’écran, il était maintenant exactement seize heures cinquante neuf : Norbert se voyait ressortir du bureau de Moreau, regarder à droite et à gauche comme pour s’assurer qu’il n’y avait personne dans le couloir, fermer la porte à clé, l’enlever de la serrure, essuyer la poignée avec son mouchoir et s’éloigner vers la salle de réunion.

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