samedi 3 mai 2014

Cette rumeur ne l'inquiétait pas

Il redescendait de l’estive, la tête pleine de la joie de retrouver le village, les villageois, ses parents, ses amis. Les villageois, il les connaissait depuis son enfance, il les affectionnait comme faisant partie de sa propre famille. Les uns et les autres se  côtoyaient, s’entraidaient au moment des labours, des récoltes, des travaux des champs, dans les moments difficiles, savaient aussi se retrouver pour faire la fête et partager les bonheurs d’une naissance, d’un anniversaire, d’une réussite … !
Cette vie lui plaisait, il était de cette contrée, de cette terre, il portait cela dans son cœur, dans sa chair.
Arrivé chez ses parents, il dut, comme à l’habitude, répondre à mille questions, les rassasier de sa trop courte présence, les rassurer sur son quotidien de berger : tout allait bien là-haut, il était toujours heureux de son sort !
Sa mère lui demanda : « As-tu des nouvelles de Baptiste ? » 
Baptiste était son ami de toujours …  Que de souvenirs d’enfance, de moments de vie partagés, de secrets échangés … !
Tu sais reprit sa mère : «On raconte des choses désagréables sur son compte ! »
Surpris, Pierre regarda sa mère intensément, elle poursuivait : « une affaire de trafic de brebis !»
« A l’estive …peu ou pas de réseau, je réserve mes appels pour toi et papa ! Sylvain qui descend plus souvent que moi me donne de vos nouvelles et de celles du village.»
« Resteras-tu avec nous ce soir ? »
« Maman, je dois remonter car Sylvain est tout seul au refuge ! » 
Madeleine soupira, sortit pour son fils les provisions préparées pour son retour en montagne. Pierre salua ses parents et reprit son chemin.
Dans son domaine montagnard, il passait ses journées à surveiller le troupeau, observer le ciel, les bouquetins avec ses jumelles, les marmottes, les oiseaux … Il aimait cette nature, les grands arbres, les feuilles, les prés : cette belle palette de vert, de brun, de gris …dont le soleil s’amusait à changer l’éclat au fil des heures et du temps.
Il vivait pleinement cette vie de liberté, d’organisation des jours dont il décidait seul, composant avec les brebis et ses trois chiens.
La radio lui apportait des nouvelles du monde, il n’écoutait que très distraitement la litanie des informations et revenait plus volontiers à la musique pour remettre dans son cœur douceur et gaîté. Dans ses rares moments de repos, la lecture restait un de ses aimables passe-temps et lorsqu’il se laissait aller à la rêverie, il repensait à l’apprentissage de sa passion de berger.
Après quelques mois à l’Ecole des Bergers, il avait regagné la montagne ; son Maître de stage lui avait transmis beaucoup de son expérience.
Surtout, il l’avait initié à l’écoute des brebis « Pense comme une brebis ! » lui disait-il « Tu ne seras jamais pris au dépourvu si tu les comprends ! » « N’oublie pas que certaines sont déjà venues plusieurs fois ici, elles connaissent les meilleurs endroits, mènent les autres, garde bien l’œil sur elles.
Le berger doit rester aussi garant de la diversité et du maintien de la végétation sur l’alpage, sinon les endroits négligés par la pâture des bêtes, laisseront la part belle aux fougères qui peu à peu envahissent les prés et ne permettent plus à l’herbe de repousser. » Cela était aussi une expérience du métier dont Pierre s’attachait à tenir compte. 
« Tu dois apprendre à deviner l’intention des brebis, cela est possible grâce à la présence  affectueuse et soutenue que tu leur porteras, soigner leurs blessures, veiller à l’état de leurs pattes, reconnaitre un animal blessé ou fatigué ! »
Au fil des jours, en appliquant les consignes de son vieux Maître, Pierre comprenait peu à peu la meilleure façon de diriger le troupeau avec Paco, Coco et Patou, ses chiens rompus et obéissants à ses ordres. Un simple signe de main et les chiens se chargeaient de regrouper les brebis, de les ramener à la bonne pâture.
En remontant  cet après-midi là sur l’alpage, son esprit vagabondait songeant à la rumeur répandue au village.   
Cette rumeur ne l’inquiétait pas, cependant il ressentait comme une amertume à ne pas être libre de ses pensées polluées par une histoire qu’il ne comprenait pas ! Pierre savait que sa conviction fondée sur des valeurs de loyauté et d’honnêteté partagées depuis toujours avec son ami ne suffisait pas à innocenter Baptiste aux yeux des autres.
Lui, n’avait pas besoin de preuve, leur amitié construite au fil des ans était la garante absolue de la bonne foi, et de la moralité de Baptiste.
Désireux de calmer le bouillonnement de ses pensées, il songeait …
 Lorsque le ciel était gris, il avait noté que le vent dans les arbres donnait un son semblable à celui de la mer, une houle,  un roulement qui naissait au loin sous le souffle qui enflait comme une masse d’eau. Etait-ce le signe d’une rencontre belliqueuse entre les éléments opposés : le vent face à la résistance des arbres et finalement un combat de géants ?
Il n’y avait pas de gagnant, pas de perdant, seulement le vacarme de ce titanesque affrontement déployé sur cet immense théâtre de la nature : la vague, la puissance du vent, une force invisible !
Toute cette agitation provoquait une très perceptible inquiétude chez les brebis ; elles bêlaient beaucoup, ne parvenaient pas à brouter tranquillement, bougeaient sans cesse, regardaient au loin … tourmentées par le souffle du vent et l’air vif qui perturbaient leur quotidien.
Pierre devait alors redoubler d’attention, les chiens eux-mêmes restaient aux aguets : aucune brebis ne devaient s’échapper au risque d’entraîner tout le troupeau.
Les jours paisibles, le soleil estival, le ciel bleu effaçaient ces journées de tension, la vie posée reprenait sa place à l’estive.
Chemin faisant, la fraîcheur de l’altitude redonnait plus de légèreté à ses pensées, il fallait éclaircir et faire taire cette néfaste rumeur.
 Pierre arriva après deux heures de marche et de détermination au refuge où l’attendait Sylvain, le troupeau broutait gardé par les chiens qui aboyèrent amicalement saluant à leur manière le retour du berger.
Attablés, Sylvain et Pierre se mirent à discuter …plusieurs brebis avaient disparu dans trois troupeaux des alpages … les chiens n’avaient pas aboyé … les voleurs seraient des familiers !
Pierre ne voulait pas se laisser aller à d’inacceptables hypothèses où son ami Baptiste serait aussi un de ces voleurs ; non, cette rumeur ne l’inquiétait pas, il ne pouvait pas admettre les insinuations … Baptiste était un homme honnête, responsable, digne de la confiance de tous, de sa confiance. 
Soudain, Baptiste surgit dans le refuge, suivi de Paco qui l’escortait tranquillement. Pierre et Sylvain se levèrent surpris.
« Toi! … Sais-tu ? » interrogea Pierre en étreignant Baptiste.
« Bien sûr, c’est pour cela que je suis revenu de la ville. Je n’étais pas inquiet au début mais la rumeur persiste et j’ai besoin de toi ! »
« Que faire, as-tu une idée ? »
« Ecoute, j’ai longuement parlé avec les gendarmes avant de monter ici.
 Ils nous demandent d’organiser à l’estive une nuit de veille avec les bergers et quatre de nos bons camarades de classe du village : Sébastien, Jean, Alfred et Julien, réunion qui doit rester secrète afin d’éviter toute indiscrétion. Mets-toi d’accord avec les autres bergers et alors nous pourrons agir ! »
Quelques jours s’écoulèrent, des avis, des idées furent échangés, il convenait, surtout, de définir un stratagème déployé sous une lune des plus discrètes possible, celle que les malfaiteurs choisiraient peut-être pour enlever des brebis.
Le soir convenu, Pierre, Baptiste, leurs camarades, les bergers et les chiens  dissimulés au ras du sol derrière et au plus près des brebis attendirent ; le ciel fut un aimable auxiliaire, les nuages cachaient un modeste croissant de lune, la nuit étendait sa grande cape noire sur l’alpage.
Dans le silence, seulement troublé par le cri de la chouette, deux ombres se profilaient bientôt en direction du troupeau.
« Les chiens ne viennent pas, c’est étonnant ! » chuchota l’un     
« Tant mieux, cela ira plus vite, on n’aura pas à les endormir ! Murmura l’autre. Ils s’approchèrent du troupeau.
 Sur un ordre de leurs maîtres, les chiens les encerclèrent et les bergers se dressèrent armés de fusils de chasse immobilisant  les deux hommes médusés qui n’eurent ni le temps de réagir ni le temps de s’enfuir.
Menottés avec de solides ficelles, ils furent conduits dans le hameau où les gendarmes prévenus les attendaient.
« Merci Baptiste, ton plan était une très bonne idée ! » fit Pierre.
L’arrivée au village de Baptiste fut remarquée, juché sur les épaules de ses camarades et escorté par les gendarmes qui conduisirent aussitôt les malfaiteurs à la prison de la ville toute proche, à grand renfort de gyrophares et de sirènes … A leur réveil le lendemain matin la plupart des villageois connaissaient déjà la bonne et rassurante nouvelle : les voleurs de brebis étaient maintenant sous les verrous.
Baptiste remercia chacun des acteurs de cette arrestation en organisant, au retour de l’estive en Octobre, une soirée de fête avec son grand ami Pierre où furent également conviés les gendarmes.
Pierre, dès le début de la rumeur défendit la culpabilité de Baptiste. Son métier de berger lui avait appris à relativiser, bien souvent, les évènements et à rester prudent et philosophe en toute circonstance.


Ce qui lui mit encore plus de baume au cœur fut de constater que la complicité avec Baptiste avait écarté toutes néfastes et douteuses pensées entre eux et renforcée leur inaltérable amitié.     

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