samedi 3 mai 2014

Cachophobie

Monsieur Pépin avait fermé la porte comme à son habitude, pile lorsque la sonnerie de l’intercours avait eu fini de retentir. Il avait pourtant dû voir Anaïs pressant le pas dans le couloir, à une dizaine de mètres. Impossible de la louper, avec ses dreadlocks et son manteau rouge. Et il avait fermé la porte malgré tout. Les camarades d’Anaïs savaient bien qu’elle les suivait de peu, retardée par un code barre capricieux, au CDI. Ils n’avaient cependant rien dit. Pas qu’ils eussent voulu causer du tort à la jeune fille. Personne dans la classe n’avait d’animosité envers elle.Assez indépendante d’esprit, elle était un peu originale, avec son affection pour les musiques alternatives et son accoutrement à l’avenant. Elle n’était pas particulièrement jolie, ni très brillante scolairement, ce qui lui épargnait beaucoup de jalousie. Et comme du reste elle jouissait d’une grande capacité d’écoute et d’empathie, sa compagnie était même plutôt prisée. Au final elle était considérée par ses pairs comme une fille à peu près normale, et bénéficiait de l’esprit de groupe qui animait la classe au même titre que n’importe quel autre élève, notamment en cas de conflit avec les professeurs.
Mais Monsieur Pépin était un cas à part. Lorsque l’on entrait dans sa salle on se taisait, point final. Pas de solidarité qui tînt face à l’ambiance de fin du monde que le professeur y faisait régner. Une atmosphère de celles que connaîtraient certainement les deux derniers survivants d’une catastrophe planétaire, à l’entrée d’un abri ne pouvant accueillir qu’une seule personne. L’altruisme, le sens du sacrifice, la générosité, ça marchait sur le papier. Mais il en allait de la vie en communauté comme d’une assurance : tout semblait évident jusqu’au jour où survenait un problème. C’était là, à la première lecture véritablement complète et attentive du contrat, qu’un feuillet émergeait discrètement du dossier.Une annexe rédigée en tous petits caractères, détaillant les clauses d’invalidation de la police que vous aviez contractée. Pour ce qui était de l’entraide, cette annexe s’appelait l’instinct de survie.
La menace n’avait pas besoin d’être énorme. Il suffisait qu’elle emplît l’air ambiant. Comme le cœur d’un réacteur nucléaire, inoffensif  tant qu’il était confiné, mais impossible à contenir s’il changeait d’état. De solide à liquide. De liquide à gazeux. Contaminant l’eau, envahissant l’air, se déposant au sol, investissant les cultures, empoisonnant la chaîne alimentaire pour finalement intégrer la constitution de chacun de ses maillons et en anéantir les défenses immunitaires, y faire croître des tumeurs et des enfants monstrueux. C’était cela, Monsieur Pépin : un nuage d’autorité radioactive, qui provoquait effroi, malaise et dépression chez tous ceux qui avaient le malheur d’entrer en contact avec lui. Les grands sentiments n’avaient pas leur place dans une équation où intervenait sa variable. Compassion zéro, chacun pour sa peau. Les élèves franchissaient le pas de sa porte à l’heure et évitaient de respirer trop fort pendant toute la durée du cours, priant pour survivre à l’ordalie et ne pas absorber trop de cette peur qui empesait l’air.
Anaïs allait sans doute tourner les talons. Si elle ne le faisait pas pour elle, il fallait qu’elle le fît pour les autres, qui autrement risquaient de faire les frais de son insubordination. Toute tentative était vouée à l’échec. Elle savait, comme tout être humain dans le lycée, qu’il était inutile de lutter contre lui. Le mieux que l’on pût espérer était de ne pas trop attirer son attention. C’était vrai pour les élèves, leurs parents, les professeurs et tout le reste du personnel du lycée. La réputation de Monsieur Pépin le précédait. Un seul proviseur était passé outre, et avait osé lui demander d’adoucir ses méthodes pédagogiques. Il l’avait convoqué sans l’avoir vu, et avait en outre commis l’erreur de négliger les recommandations de son adjoint, qui avait déjà eu affaire au phénomène. Le chef d’établissement avait été placé en congé maladie le lendemain pour une semaine,puis avait demandé sa mutation la même année. Quant à l’inspection académique, elle se découvrait une montagne de dossiers absolument vitaux en souffrance, à chaque fois que son nom était évoqué.
Pépin. Ç’aurait été, pour n’importe qui d’autre, une inépuisable source de plaisanteries et de calembours. La seule liberté qu’osaient parfois prendre les plus téméraires était de le surnommer « Le Pépin », non sans avoir vérifié l’absence de l’intéressé par-dessus leurs deux épaules avant de chuchoter l’outrage.Il mesurait un bon mètre quatre-vingt-dix de haut, et passait les cent kilos. L’absence de cheveux sur son crâne soigneusement rasé rendait difficile toute entreprise de datation du spécimen. Ses traits étaient d’une profondeur abrupte, qui leur conférait des allures de scarifications, comme s’il fût né sans visage et eût décidé de faire creuser le sien chez un tatoueur maori un peu maladroit. La seule touche permettant de le distinguer d’une statue primitive était son regard. Incisif, brutal, enfonçant les yeux de ses interlocuteurs pour pénétrer en eux et piller leur âme sans qu’il eût besoin de prononcer un seul mot. Il …
« Toc ! Toc ! Toc ! » La classe se figea. Monsieur Pépin, qui venait de monter sur l’estrade, se retourna comme un golem. Lourd, encombrant, évoluant avec une lenteur et une inéluctabilité géologiques, il se déplaça jusqu’à la porte, en saisit la poignée et ouvrit. Anaïs se tenait dans l’embrasure. L’air légèrement embarrassé. Mais pas assez, définitivement pas assez. Une soixantaine d’yeux affolés se mirent à virevolter comme un vol d’étourneaux, changeant constamment de direction au gré d’un esprit collectif poursuivi par le spectre d’une panique silencieuse.Qu’était-elle en train de faire ? Si elle continuait, ce n’était pas seulement elle qu’elle allait condamner, mais toute la classe ! Et comme si cela n’eût pas suffi, la voici qui ouvrait la bouche.
« Excusez-moi, Monsieur. J’arrivais juste derrière Rémi. Je suppose que vous ne m’avez pas vue avant de fermer la porte. Je peux entrer, s’il-vous plaît ? »
Monsieur Pépin jaugea la jeune effrontée, tandis que les yeux s’étaient immobilisés. Certains s’étaient cachés derrière leurs paupières, retenant leur souffle dans l’attente d’une déflagration verbale. Le professeur analysait froidement sa jeune interlocutrice, dont le comportement était pour le moins inhabituel. Cachait-elle un coup fourré ? Que pouvait bien signifier cette ingénuité de façade, ce sourire qu’elle dissimulait avec l’hypocrisie d’une stripteaseuse retenant ses sous-vêtements ?
Michel Pépin connaissait les jeunes. Il en avait fait le tour avant même de commencer à enseigner. Il avait tout compris de ces êtres inachevés, chez lesquels il voyait poindre les hormones avec la même grossièreté qu’un fil de bâti oublié sur un vêtement par une couturière négligente. Dégingandés, idiots, menteurs, mesquins, égoïstes, … Et qui malgré ce festival de paresse permettaient encore d’être arrogants, vaniteux et répugnants de suffisance. Monsieur Pépin ne détestait pas les jeunes, non. Il n’avait rien contre eux. L’idée d’une telle position aurait été aussi absurde dans son esprit, que de se déclarer anti-cancer, ou bien hostile aux tsunamis. Il était insensé de s’insurger contre un fléau naturel. Les jeunes ne l’incommodaient pas : ils l’ulcéraient, par la mesure qu’ils lui donnaient de son impuissance à les changer en autre chose que ce qu’ils étaient.
Anaïs se tenait là, comme une banderole revendiquant son droit à l’éducation, auréolée d’une absence de sentiment de culpabilité qui frisait l’obscénité. Elle attendait une réponse,avec la conviction évidente qu’il était impossible que celle-ci pût être négative. Sa seule présence était un affront. Le fait même qu’elle eût osé frapper à la porte après qu’il l’eût refermée était déjà une insulte à son autorité. Une autorité qu’il avait mise en place âprement, année après année, luttant contre vents et marées, montant pierre par pierre l’austère édifice de son droit à imposer SA vision des choses, SON système de valeur. Il était comme ces phares de pleine mer, scellés dans la roche après des décennies de travaux, brisant des vagues plus hautes qu’eux-mêmes pour montrer la voie à tous les égarés de la vie. Il éclairait des océans d’ignorance, et en même temps matérialisait quelque chose de funeste, un lieu à éviter, un homme dont l’approche était synonyme de danger.
Et voici qu’Anaïs Leguesdes, seize ans, venait caboter près de ses récifs. Cabotiner près de lui. Que devait-il faire ? Refuser, évidemment. Envoyer paître la brebis écervelée qu’elle était. Il se racla la gorge comme un volcan grondant avant de laisser sortir sa coulée de lave. « Non, Mademoiselle Leguesdes. Vous avez cinq secondes de retard, je ne vous accepte pas en classe. » Voilà ce qu’il allait dire. Il n’y avait pas de réplique. Sûrement pas. Et pourtant. Cela faisait si longtemps que personne n’avait tenté sa chance que pour un peu il se fût presque pris à douter. Il était sur le point de mettre le contact sur une voiture supposée increvable, mais qu’il avait laissé dormir plus de vingt ans dans un garage.
« Non, Mademoiselle Leguesdes. Vous avez cinq secondes de retard, je ne vous accepte pas en classe. » Il y avait quelque chose de ridicule, pourtant. Comme refuser de signer la vente d’une maison pour une erreur de cinq centimes d’euros. Quelque chose qui aurait pu prêter à sourire. Un sourire qui ne demandait qu’à s’épanouir sur ce visage juvénile, où la beauté de l’innocence le disputait à la vulgarité de la sottise. Il visualisait ses zygomatiques en train de se contracter, ses yeux se plisser. Elle découvrait ses dents. Une trentaine de petits tranchoirs d’os et d’émail. Autant d’armes préhistoriques dissimulées derrière le voile de ses lèvres. La demande qu’elle avait formulée n’était en fait rien d’autre qu’une mise en garde. À quoi pouvait-elle bien penser, là, maintenant ?
« Oui, je suis une jeune fille. Toute à la fois symbole de pureté et de sensualité. Une beauté virginale, malgré cet utérus qui me rend fondamentalement plus utile à l’espèce que vous-même, Monsieur Je-Sais-Tout. Je suis féconde, je suis libre, je vivrai des années après vous, et vous n’avez aucun contrôle sur moi. Regardez bien mes dents, Monsieur Pépin. Je les déshabille sans aucune pudeur. Je laisse resplendir leur beauté carnassière. Et ensuite je vous dévorerai. Je vais écarteler la terreur que vous inspirez, déchirer votre pouvoir et me repaître de cette minable forteresse dans laquelle vous pensiez naïvement vous trouver à l’abri. »
Oui, elle souriait à présent, il en avait la certitude. Comme avaient souri tous les autres avant elles, lorsqu’il avait été collégien, puis lycéen. Ceux qui le bousculaient dans les couloirs à chaque fois qu’il majorait un devoir. Les mêmes qui crachaient dans son assiette à la cantine, lui volaient l’argent que lui donnait sa mère pour s’acheter un goûter. Ceux qui avaient volé sa déclaration d’amour à Lucie, puis l’avaient photocopiée et placardée sur tous les panneaux d’affichage du lycée. Ceux qui l’avaient racketté, passé à tabac, avaient uriné sur lui alors qu’il était au sol. Tous, ils avaient souri lorsqu’ils l’avaient vu ravaler ses larmes.
Sourire. La marque des forts, des puissants. Le droit d’afficher sans vergogne leurs pensées sur leurs visages, de leur donner une réalité matérielle, visible, qui viendrait s’inscrire dans son cerveau à lui, souiller ses souvenirs et ses pensées. « Je suis un morceau de matière qui arpente le monde. Je le soumets à mes caprices sans éprouver aucun remord, ni aucun besoin de me justifier. Je suis un enfant qui casse des jouets qui ne lui appartiennent pas, pour le seul plaisir de tester mon pouvoir de destruction sur mon environnement. Tu fais partie de cet environnement, et j’ai décidé de t’écraser, juste pour voir ce que ça fait. Je ne ressens aucun remords. Je suis libre de t’humilier, de te faire souffrir. Et le plaisir que me procure cette liberté est d’autant plus grand que je peux l’afficher sans complexe. Nous avons le même code génétique, toi et moi. Mais mon sourire fait de moi l’espèce dominante. »
Et lorsque le désespoir se faisait trop fort, lorsque les larmes finissaient par crever l’enveloppe de volonté dans laquelle il avait enfermé ses yeux, le sourire se dévoilait et révélait sa véritable nature. Il n’était que l’ombre du prédateur, une menace dissimulée jusqu’alors, et qui se métamorphosait en cette bête sauvage et puante qu’était le rire. Les torses se gonflaient bruyamment, pour ne redescendre qu’en violentes saccades, au rythme des feulements vomis parleurs gorges saturées de mépris et de haine. Le rire s’élevait, incontrôlable … Stimulant leurs glandes, dilatant leurs pupilles. L’odeur âcre de leur transpiration envahissait l’air, pénétrant en lui contre son gré, violant ses voies auditives et olfactives, défigurant son espace visuel.
Qui avait dit que le rire était quelque chose de bon, de sain, d’amical ? Le propre de l’homme ? Dieu l’en garde. Production d’adrénaline, sudation, augmentation du rythme cardiaque et de la ventilation, durcissement musculaire, bruits, gesticulations, exhibition des crocs : rire n’était pas une chose douce, bienveillante. C’était un acte de guerre. Tout au mieux une réaction de défense archaïque. Et comme toute arme défensive, elle pouvait être détournée pour agresser. Cela n’était en rien plus positif qu’un viol ou un meurtre. Il y avait certes un bénéficiaire, mais aussi une victime. Rire, c’était le résultat d’une surprise, du constat intérieur d’une incohérence, que le cerveau cherchait à tuer. Et peu importait que trente années plus tôt, ce titre d’incohérence, de réalité indésirable, eût échu à Michel Pépin et eût fait de lui le souffre-douleur de toute une classe.
Oui, Anaïs allait elle aussi se mettre à rire comme une hyène. Et comme des hyènes ses petits camarades, sentant la proie faiblir, allaient se joindre au concert et prendre leur part du festin. Elle allait rire et dans moins de vingt-quatre heures, Pépin serait de nouveau la risée du lycée, comme à l’époque. « Pépin a laissé entrer quelqu’un après avoir fermé la porte ! Devine quoi ? Le Pépin s’est dégonflé ! T’aurais vu sa gueule ! »
Anaïs serait portée en triomphe. La nymphette qui aurait vaincu le titan. David contre Goliath. Sans que personne ne comprît qu’au final, ce n’était pas lui, le monstre. Mais elle. Une bête éructant des signaux sonores, la poitrine agitée de secousses grotesques, suintant ses phéromones par tous les pores de son épiderme. Elle qui ne répondait à aucune logique, qui ne savait pas penser, comme tous ses homologues. Un bout de vie anarchique, impossible à canaliser autrement qu’en lui mettant la peur au ventre. Elle, premier spécimen d’une espèce  qui comme un virus avait fini par muter au point d’être désormais résistante au Pépin. Elle qui allait aujourd’hui l’abattre. Faire tomber les cloisons de la forteresse, dont la solidité devait trop à la rigidité. Elle allait faire trembler sa structure jusqu’à ce qu’elle entre en résonance et s’effondre, le laissant nu et défait, livré en pâture à une meute d’élèves brûlant de s’abandonner à leurs bas instincts. Tout le monde dirait d’elle qu’elle avait été courageuse, tenace, admirable. Rire face à Pépin. Refuser la toute-puissance de sa sinistrose et lui opposer la fragilité de son microcosme méticuleusement réglementé. Elle serait le rire libérateur, la fraîcheur, la douceur qui ont raison de l’oppression. Alors même que ce rire avait été l’arme avec laquelle les bourreaux du jeune Michel avaient mutilé son âme.
Monsieur Pépin n’avait pas choisi l’enseignement pour se venger ou par mégalomanie. Il avait seulement voulu être ce phare dans la tempête, un pilier garant de la stabilité du monde, capable de réguler les pulsions de chacun. Il avait voulu s’assurer qu’au moins une personne au sein de l’institution serait pleinement consciente de la dangerosité de ces jeunes, de la violence bestiale qu’ils abritaient. Ils ne rêvaient que de musique, de rire, d’alcool et de sexe. Ils étaient le vent dans les arbres, la liberté dans tout ce qu’elle avait d’inacceptable. Parce qu’éduquer c’était guider. Et que pour guider, il fallait restreindre le champ des directions autorisées. Pas d’autre possibilité. Poser des rails, des grilles, des barrières. Les élèves, ivres de vie, n’obéissaient au final qu’à leurs instincts, riaient avec leur ventre et pas avec leur tête.
Anaïs riait désormais. Ou c’était tout comme. Elle n’avait pas l’air triste. Elle le regardait fixement, dissimulant la mise à mort imminente sous un masque de candeur. Il devait réagir. L’empêcher de nuire, elle aussi. Faire un exemple. Il y perdrait sa carrière, sa vie, mais il aurait montré la voie avant de tirer sa révérence. Un crochet à la mâchoire. Un coup de genou dans l’estomac. Et une fois au sol, s’agenouiller sur elle et la frapper, aussi fort et aussi longtemps que possible avant que les autres ne pussent intervenir. Afin que chacun sût ce qu’il en coûtait de refuser l’ordre, de rire face à l’autorité. Rire était une manifestation animale. Comme la libido. Il fallait remettre de l’ordre dans tout ça. Des codes moraux. Des repères.
Il allait cogner sur une gamine de seize ans. Non. Pas une gamine de seize ans. Une saleté de grain de sable qui grippait les rouages d’une mécanique bien huilée, qui mettait en péril le monde qu’il avait construit. Revenir sur Terre. Elle était vicieuse, cela sautait aux yeux. Sur le point de rire. Il fallait agir, immédiatement. Une gamine de seize ans. Peut-être pas un prix Nobel. Bourrée d’imperfections, sans doute. Dont elle n’aurait peut-être même jamais conscience. Elle n’avait aucune conscience, comme tous les autres. Comme ceux qui l’avaient martyrisé lui, et dont il avait cherché depuis vingt-cinq ans à gommer les traits ricanant, sur les visages des élèves dont il avait eu la charge. Des visages jeunes, qui voulaient échapper aux théorèmes et aux textes de loi. Qui lui survivraient. Ils continueraient à exister lorsque lui ne serait plus rien, enfermé à jamais dans une autre forteresse, souterraine, attendant que les vers vinssent se nourrir.
« Vous allez bien, Monsieur ? »
Elle fixait sa joue gauche, sur laquelle Monsieur Pépin sentit le glissement furtif d’une larme en train de tracer sa route.Anaïs ne riait pas. Elle n’était pas extraordinairement intelligente, ni un puits de compassion. Pourtant elle ne riait pas. Ce morceau de volonté désordonnée sur pattes,incapable de discipliner sa pensée, de prendre la mesure de sa propre insignifiance, ne cherchait pas à l’achever, ni même simplement à lui nuire. Elle avait simplement l’air un peu … inquiet ? Où l’ennemi était-il passé ? Qu’était devenue la menace ? S’agissait-il d’une provocation ?
Monsieur Pépin essuya son œil. « Je vais bien, Mademoiselle Leguesdes. Je vous remercie de votre intérêt. La poussière de craie ne me réussit pas, aujourd’hui. Allez vous asseoir, je vous prie. »
Les yeux dans la salle se fixèrent sur la jeune fille, qui gagna sa place dans un silence religieux. Monsieur Pépin scruta la classe un instant. Le calme régnait toujours. Quelques traces d’incrédulité, çà et là. Un soulagement palpable. Un silence consenti, sans brutalité. Quelque chose qui ressemblait moins à de la crainte qu’à du respect.


Le professeur saisit une craie et constata que le tableau avait dû être nettoyé tardivement, ce matin. Il luisait de ce vert humide que laissaient les éponges des agents de service. Pas de poussière de craie sous sa main. Juste une surface miroitante dans laquelle il voyait un visage. Des traits profonds, durs, pareils à l’écorce d’un arbre prématurément vieilli, et qui se mirent à bouger lentement, s’organisant en une chorégraphie qu’il ne connaissait pas et qui fit naître, pour la première fois en un quart de siècle, un sourire pendant un cours de Monsieur Pépin.

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