samedi 25 mai 2013

Rouge paille et bleu citron

Tout être est un diamant
Et brille en maintes places,
Mais taillé, c’est navrant,
Sur de multiples faces !
Observons un profil :
Qui se cache derrière?
Jouons à face ou pile
Notre vie douce-amère !

En ce 31décembre 1999, chacun s’attend à quelque chose d’insolite, de solennel. Entrer dans le vingt et unième siècle serait probablement un évènement empreint de solennité ! Cette année, Marjolaine détecte chez les gens, une sorte de frénésie exacerbée qu’elle ne partage pas vraiment, à quelques heures du réveillon. Mariée depuis dix ans à David, elle voit, peu à peu, vaciller la flamme de leur amour. Leur vie sombre dans une sorte de léthargie qui commence à l’affecter profondément. Elle a le sentiment étrange qu’elle n’est plus qu’une ombre. Son mari passe devant elle, indifférent à son charme. Mais en est-elle encore pourvue ? Désormais, elle en doute. Toutefois, son compagnon ne tient jamais de propos blessants à son égard. Le métier d’archéologue qu’il exerce le passionne un peu trop, au goût de la jeune femme. En février, elle fêtera ses quarante ans et la nouvelle année lui tend les bras. Alors, elle songe à une rencontre, même platonique, une sorte d’amitié amoureuse. Une telle liaison comblerait un manque affectif qu’elle voit croître de jour en jour. Marjolaine n’envisage pas son projet comme une trahison; elle souhaite simplement vivre autre chose. Peut-elle encore plaire ? Une amie un peu candide lui conseille de porter des sous-vêtements rouges, pendant la nuit de la Saint Sylvestre. Selon une tradition italienne, ce rituel lui porterait bonheur. Avec l’énergie du désespoir, elle décide de s’en affubler. Elle sourit à l’idée de se voir, soudain, transformée en une midinette superstitieuse… Un moment d’introspection l’amène sur le chemin de leur rencontre. De beaux souvenirs effleurent sa mémoire. Marjolaine portait ce jour-là, une jolie petite robe vermillon, ornée d’une broche noire. Ce vêtement qu’elle affectionnait, soulignait délicieusement sa taille. En s’approchant d’elle, David s’était exclamé : « Magnifique, ce rouge ! Vous qui aimez Picasso, vous savez que le Minotaure est un thème récurrent dans son oeuvre !» Moitié homme, moitié taureau, c’est ainsi que s’était vu son compagnon, pour satisfaire à l’appel de la séduction… Il lui murmurait : « On dit que le taureau est attiré par le rouge, n’est-ce pas? » Tout en faisant semblant de tenir un discours tendrement didactique, David effleurait le visage de la jeune femme. Elle avait succombé à ses yeux de braise et leur premier baiser était si délectable ! Marjolaine s’abandonnait à un état extatique, comme elle ne l’avait jamais fait auparavant. Ses mains découvraient, tour à tour, l’exquise densité de la chevelure d’ébène puis le grain fin d’une peau mate et douce. Après une symphonie de caresses, le jeune homme l’avait prise, avec une vigueur contenue, afin de ne pas briser cette volupté. Il avait essuyé les larmes de bonheur qui glissaient doucement sur les joues de l’amoureuse. A partir de ce moment, ces deux- là ne s’étaient plus quittés. Mais soudain, la sonnerie du téléphone retentit et l’arrache à ses rêves. Marjolaine se rend à l’évidence : la parenthèse enchantée s’est indubitablement refermée. Ce temps suspendu qu’elle vient de revivre la trouble profondément. Les années se sont écoulées avec la rapidité d’un rayon de soleil et cette ardeur lui semble n’avoir été qu’un feu de paille. Mais la brièveté n’est-t-elle pas l’essence même de la passion ? La nuit du réveillon, elle s’ennuie malgré quelques danses qui lui réchauffent le coeur et le corps. Déception, la lingerie rouge affriolante ne fascine, en rien, son mari ! Le Minotaure n’existe plus ! Mais les vacances de Noël lui apportent le repos ; c’est déjà beaucoup ! La jeune femme enseigne l’Espagnol avec plaisir et ses élèves, même les plus turbulents, l’apprécient. Intéressée par la peinture, elle se rend, une fois par semaine, aux Beaux-Arts pour y suivre les cours du soir. Elle s’y est fait quelques amis ; les mois s’écoulent au gré de son inspiration… En Avril, sur une idée de David, le couple part en Italie. L’éloquence des vestiges de la Rome antique captive le beau ténébreux. Ces monuments chargés d’histoire séduisent son regard et son esprit. D’un bel élan, ils se rendent ensuite sur la Côte amalfitaine… Pompei, Herculanum, et peut-être, plus au Sud, Paestum qu’ils ne connaissent pas, sont au programme. Si ce n’est le Minotaure, il faut bien satisfaire l’archéologue ! Cela dit, Marjolaine apprécie fort ce voyage. Elle se laisse envoûter par la baie de Sorrente, d’où ils prennent le bateau pour Naples. Culturellement, ce périple l’enchante et le ciel azuré de l’Italie ensoleille ses sentiments. Une joie timide succède à la morosité ambiante. David se montre aimable, mais que ne donnerait-elle pas, pour être, un instant, seulement, un monument historique ? Au moins, elle susciterait l’admiration de son mari et la lumière, en ses yeux, brillerait pour elle ! Le printemps s’achemine et l’épouse n’a toujours pas franchi le pas vers un ailleurs, comme elle se l’était promis, probablement sur un coup de tête. Et puis, elle aime toujours David, malgré tout ! D’un amour enthousiaste et enflammé, il l’a amenée, bien souvent, au zénith du sublime ! Hélas, l’habitude s’insinue sournoisement, dans leur quotidien. La platitude de leur vie s’affiche désespérément. Marjolaine passe, tour à tour, de l’amertume au ressentiment. Elle devient irascible et le rouge pour elle, n’est plus synonyme d’exaltation, mais exprime plutôt la colère. Ne serait-elle pas, dans quelques années, une femme sur le retour ? Les discussions avec David demeurant stériles, elle se dit qu’il faut agir vite, si elle veut jouir d’une belle quarantaine ! Et lui, est-il satisfait ? C’est ce qu’il semble vouloir dire… Ou bien, s’ennuie-t-il également ? Ne voulant pas jeter l’anathème sur son compagnon, elle se dit qu’elle est aussi responsable. Sans aucun doute, elle ne le fait plus vibrer. Pourquoi ? Mystère ! Bienvenue au cercle des amants disparus, songe-t-elle, en esquissant un rictus. Un soir, alors qu’elle dépose, nonchalamment « Les illusions perdues » de Balzac sur sa table de chevet, elle rit de son choix. Ne pourrait-elle pas avoir mieux, à lire, en ce moment. Elle prend, alors, une décision, sur le champ: nous sommes, en mai ; elle ferait « SA » révolution. Du top de leur amour, au flop de leur couple, il n’y a qu’un pas et au-delà de ça, Internet la sauverait. Tant de sites de rencontres y fourmillent. En quelques « clic », elle pourrait s’inscrire et « clac ! », le tour serait joué. Sitôt dit, sitôt fait ! David vient de partir en séminaire, pendant une semaine, laissant le champ libre à l’action. Non sans honte, les yeux fixés sur l’écran de son ordinateur, la voici donc, quotidiennement, lisant, décryptant, analysant…. Enfin, la veille du retour de son mari, Marjolaine déniche l’oiseau rare. Son profil est parfait ! L’homme correspond vraiment à ses souhaits: même tranche d’âge, mêmes centres d’intérêt, brun et autres détails auxquels elle tient … Mais comment peut-elle ressentir l’effet d’un coup de foudre, avant même d’avoir rencontré ce nouveau Prince charmant? Les secrets de l’attirance ne s’expliquent pas ! Le rendez-vous est fixé à la fin du mois. Très vite, le jour « J » arrive. Marjolaine termine ses cours à quinze heures et David ne rentrera qu’en soirée. Elle se maquille, rehaussant la couleur de sa bouche, d’un rose corail. Elle habille ses cils d’un mascara brun, pas trop, cependant, pour ne pas avoir l’air d’une poupée. Elle revêt une robe imprimée, turquoise, qui éclaire son visage et met en valeur ses cheveux cuivrés. Elle entre, non sans appréhension, dans le salon de thé, l’antichambre du crime, car la culpabilité la hante. Mais aucun homme ne l’attend. Toutes les tables sont occupées par plusieurs personnes, beaucoup de femmes, surtout, qui dégustent des gâteaux ; leurs conversations vont bon train, laissant échapper quelques éclats de rire! Marjolaine a envie de régler sa consommation et de prendre les jambes à son cou. Alors, à ce moment-là, un homme entre, ganté, comme prévu, en signe de reconnaissance. Ironie du sort, devant-elle, se tient David ! Impossible de feindre, car l’autre, c’est bien lui ! La jeune femme observe les gants noirs ; ils ressemblent à ceux que portent les assassins pour étrangler leurs victimes ! Mais ce frisson d’horreur ne dure pas longtemps. Un autre frémissement plus savoureux, lui succède. Ce hasard ne se révèle pas diabolique et s’annonce même comme un heureux concours de circonstances. Un flash-back s’impose à eux, celui de leur « première fois », de leurs premiers émois. Les deux protagonistes s’esclaffent. Ils ont l’impression de ne pas se connaître, mais de se découvrir, comme de futurs amoureux. Cette situation, qui aurait pu mettre le feu aux poudres, impulse, au contraire, un grand désir de l’autre. Comment comprendre la psychologie humaine ? Peut-être que pour changer notre vie, nous devrions commencer par changer notre regard ! Alors, le Minotaure cesserait d’être le symbole de leur amour. Il ferait place, désormais, au Phénix, l’oiseau de feu qui renaît de ses cendres. Joyeusement, ils quittent les lieux et louent une chambre d’hôtel. Coeurs et corps exaltés, ils font l’amour d’une ferveur ineffable, jusqu’à l’apothéose ! Leur coeur bat la chamade. Plus de feu de paille, à l’horizon ! Le lendemain, Marjolaine achète des toiles et peint deux oeuvres abstraites, un diptyque qu’elle intitule « Rouge paille» et « Bleu-Citron » (C’est ainsi qu’elle a baptisé le turquoise, subtil mélange de bleu clair et d’une pointe de jaune citron). D’autres nuances escortent la note majeure. Sur le second tableau, les couleurs dansent, à n’en plus finir, et le rouge lui fait un clin d’oeil !

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