vendredi 31 mai 2013

Pas de Deux


- Son profil était parfait. Ces traits réguliers, merveilleusement dessinés, balayés d’une mèche aux reflets dorés ne pouvaient qu’attirer mon regard. En l’espace d’une seconde, je fus comme foudroyée par une évidence : il était à moi. Enfin, pas encore tout à fait mais d’ici peu, ce serait le cas. Je devais cependant trouver comment l’aborder, vous savez, le truc qui ferait mouche, quoi !
Alors je décidai de toucher la corde sensible, de réveiller son côté « mâle protecteur ».
Je pinçai l’intérieur de mon bras jusqu’à ce que de belles larmes perlent sur mon visage, j’attrapai mon portable et fis semblant, tout en m’approchant de lui, d’avoir l’air paniquée. Je lui demandai s’il pouvait me prêter son téléphone en prétextant que je venais de me faire voler ma voiture avec des dossiers super importants dedans, et que mon patron allait très certainement me virer parce que des informations confidentielles sur nos clients pouvaient être divulguées à cause de ma négligence. J’ajoutai que ma vie était non seulement foutue mais qu’en plus de ça, je ne pouvais prévenir personne car la batterie de mon téléphone venait de me lâcher. Je fus si convaincante qu’il essuya mes larmes et me sourit. Vous voyez, le genre de sourire rassurant empli de tendresse. Il posa une main sur mon épaule, proposa de m’offrir un café au chaud afin de me calmer, et me tendit son portable.
Je suis sortie pour téléphoner.
En fait, j’ai appelé ma mère… j’en ai profité pour lui confirmer notre déjeuner de la semaine suivante. Comme il ne fallait pas qu’il se doute de quoi que ce soit, j’ai pris soin d’effacer mon appel de l’historique, au cas où… Quand j’ai à nouveau franchi la porte du café, un serveur était en train de s’éloigner de notre table. Il m’avait commandé un chocolat. Nous avons discuté puis il a proposé de m’accompagner à la gendarmerie pour déposer plainte. J’ai gentiment décliné l’offre mais l’ai invité à dîner un soir prochain, afin de le remercier pour son aide. Après avoir accepté, il a offert de me raccompagner. Arrivés en bas de chez moi, j’ai pris mon air le plus angélique pour lui dire que je ne savais pas ce que j’aurais fait sans lui, et lui ai proposé que l’on se retrouve le surlendemain pour cette fameuse invitation à dîner. Il a accepté, pris mon numéro de portable et s’en est allé après avoir tenu ma main un long moment dans la sienne. Il me restait donc deux jours pour mettre au point un scénario béton afin de le faire succomber. Mon imagination a été mise à rude épreuve mais le moment venu, j’étais au point : le piège se refermait doucement sur ma proie.
Le matin de notre rencart, je lui laissai un message pour lui demander de me retrouver au restaurant dans lequel nous avions convenu de dîner, invoquant une tuile de dernière minute qui me mettrait très certainement un peu en retard. Je lui suggérai de se commander un verre en m’attendant et terminai par un « je suis vraiment heureuse de vous revoir » teinté d’un mélange de reconnaissance et de séduction. Ce n’était qu’un léger mensonge qui m’accordait le temps nécessaire pour sortir le grand jeu. J’avais pris mon après-midi pour booker le coiffeur et l’esthéticienne. Une fois coiffée et maquillée, je filai chez moi pour me glisser dans une combinaison bleu marine du plus bel effet. L’image que me renvoya le miroir au moment de partir rejoindre mon chevalier servant était à la hauteur de mes attentes.
Quelques minutes plus tard, alors que j’approchai de la table où il m’attendait, je vis son regard s’illuminer en croisant le mien. Ses yeux firent l’ascenseur de mes escarpins à mon chignon, puis un sourire radieux éclaira son visage. Un charme incroyable se dégageait de cet homme à cet instant précis, et ma détermination à le prendre dans mes filets devint plus forte encore. Je le priai de m’excuser pour mon retard, il eût la courtoisie de me répondre que ça en valait la peine.
Le dîner fut excellent… à vrai dire, je crois que même un steak frites n’aurait pu me gâcher le plaisir de cette soirée ! La nuit était douce et un ciel sans nuage couvrait Paris de son manteau rosé. Il me dit : « Et si nous arrêtions le cours du temps ? ». Son bras entoura ma taille et les quais de Seine se mirent à valser autour de nous. Je ne voyais que le vert de ses yeux plongeant dans les miens. Encore un peu étourdis par le tourbillon de nos pas, nous avons remonté le fleuve lentement, étirant les heures avant que ma main ne perde la sienne.
Alors qu’un taxi était sur le point de m’emporter loin de lui, il effleura ma joue en me faisant promettre de faire renaître la magie le plus tôt possible. Quand le taxi démarra, je sus qu’il ne me restait que deux ou trois efforts à faire pour qu’il fonde définitivement. Je souris à cette pensée qui me procurerait de doux rêves d’ici quelques instants.

Dès le lendemain, j’enclenchai la phase « séduction ultime » de mon plan d’action. Je l’appelai pour lui proposer une balade en barque le week-end suivant. Il faisait un temps radieux ce samedi-là. J’avais troqué mon éternel jean / blazer contre une petite robe à imprimé liberty et une paire de tennis blanche. Mes cheveux avaient été relevés en une queue de cheval savamment négligée et mes lèvres rehaussées d’un gloss rose transparent qui me faisait une bouche gourmande. Quand il me rejoignit sur le ponton d’embarquement, il me confia qu’il me trouvait adorable. Je le remerciai en rougissant et nous partîmes au gré du courant. Nous laissâmes dériver la barque jusqu’à une petite île perdue au milieu de la rivière. Il me tendit une main que j’acceptai pour m’aider à descendre. Je feignis une déséquilibre et atterris directement dans ses bras. Après quelques secondes d’immobilité, il se pencha sur mon visage et m’embrassa pour la première fois.
Sauf que pour moi, c’était la première fois que cela me faisait cet effet. Je me sentais légère et grisée par cette sensation nouvelle, j’aurais voulu que cet instant ne prenne jamais fin. Le reste de l’après-midi se déroula de manière délicieuse, il se comporta en parfait gentleman, se montrant prévenant et attentionné à mon égard. J’avais l’impression de ne plus toucher terre, tout était tellement parfait. Trop parfait. Une crainte subite s’empara de moi, ternissant d’un claquement de doigts mon bonheur tout neuf. Et si tout cela n’était qu’une habile manœuvre ? Je décidai cependant de lui accorder le bénéfice du doute et continuai à être la jeune femme charmante que j’avais été jusque là. Je l’avais voulu, je l’avais eu. C’était moi qui tirais les ficelles, je pouvais mettre fin au jeu quand je le désirais.

C’était il y a un peu plus de dix mois. Nous avons partagé de merveilleux moments, lui et moi. Il s’est avéré que mes doutes n’étaient en rien fondés ; il n’avait rien truqué ou prémédité de son comportement ce fameux samedi au bord de l’eau. Chez lui, tout n’était que spontanéité et joie de vivre. Il avait reçu le bonheur en héritage et le distillait au fur et à mesure de ses rencontres. Moi je l’ai reçu comme un cadeau trop beau pour moi, et c’est bien connu : les cadeaux auxquels on tient le plus sont toujours ceux que l’on finit par casser. Je n’ai pas dérogé à cette règle.

Il s’appelait Nathanaël.

Avant-hier soir, il avait réservé une table dans le restaurant de notre premier rendez-vous. Nous sommes rentrés à l’appartement des étoiles plein la tête après notre petit dîner romantique. En ouvrant la porte, un décor féérique s’offrit à moi : il avait allumé des dizaines de bougies un peu partout et parsemé le sol de pétales de rose. Il profita de l’effet de surprise et prit doucement ma main pour m’entraîner vers le canapé. Il me fit asseoir, planta ses yeux dans les miens et m’expliqua pendant de longues minutes en quoi j’avais changé sa vie. Il me détailla toutes ces petites choses qui faisaient de moi cette personne si spéciale, il me dit qu’il était fier d’être celui qui apaisait mes doutes et consolait mes peines, il me dit qu’il ne s’était jamais senti aussi vivant que lorsqu’il était avec moi, il me dit que tout était tellement plus fort à mes côtés… Enfin, il me dit qu’il aimerait que je sois celle dont il tiendrait la main au bout du chemin. J’en fus bouleversée et ne pus que signifier mon approbation par un hochement de tête avant d’éclater en sanglots. Il m’entoura de ses bras et me murmura qu’il était mort de trouille à l’idée que je dise non. Je me souviens avoir ri à ce moment-là. Il prit ensuite mon visage dans ses mains, m’embrassa et alors qu’il me soulevait doucement pour m’emmener dans la chambre, il me dit dans un souffle qu’à présent il pouvait mourir car je lui avais appris le sens du mot aimer.

Lorsqu’il s’éveilla à mes côtés, il ne comprit pas tout de suite que ses bras ne pourraient étreindre mon corps. C’est alors qu’il tentait de me dire quelque chose que la panique inonda son regard : aucun son ne franchissait ses lèvres, ses membres ne répondaient à aucune sollicitation motrice. Je lui souris d’un sourire triste, une larme roula sur ma joue pendant que je lui expliquais les effets du poison que je lui avais fait prendre. Du curare, l’arme parfaite qui me permettait de réduire en mon pouvoir toutes ces raclures qui avaient abusé de moi. Je lui parlai alors de ce que je n’avais pas osé lui dire jusque là ; les violences physiques et morales, le sentiment de n’être rien, la conviction de n’avoir aucune valeur, les mortifications que je me suis infligées pour une improbable pénitence, tout ce que les autres hommes avant lui m’avaient fait subir… et qu’à présent mon corps réclamait justice et que c’était à mon tour de les humilier, de les briser comme ils m’avaient brisée, de leur faire endurer mille morts dans le plus implacable des silences. Je lui avouai qu’il n’était pas le premier à connaître ce funeste destin, que les autres aussi avaient enfin éprouvé ce rugissement intérieur qui vous déchire les entrailles mais que personne n’entend.
Je voulais cependant épargner à Nathanaël cette torture, car il avait été le seul à me respecter, à aimer mon âme et pas seulement son réceptacle. Je caressai sa joue et mes pleurs se firent plus lourds. L’achever était un supplice mais je n’avais pas le choix ; il devait payer… comme tous les autres. Ma tendresse  pour lui réduisait à néant toute pulsion sadique, et je n’étais que douleur à l’idée de le tuer. J’implorai son pardon tout en lui répétant encore et encore que je n’avais pas d’autre choix. En croisant son regard une dernière fois, je compris qu’il me pardonnait et qu’il avait juste peur de souffrir. Je lui promis de ne pas lui faire mal et l’embrassai en lui injectant le cocktail létal.  La vie quitta son corps quelques instants plus tard alors que sa main cessait de serrer la mienne. J’avais respecté ma promesse. Il s’endormit pour la toute dernière fois.
Je me mis alors à hurler à m’en rompre les cordes vocales. Je venais de mettre fin à l’existence du seul être sur cette Terre qui aurait pu m’aider à combattre mes démons. Après avoir veillé son corps des heures durant, je me décidai à venir vous voir pour vous raconter toute l’histoire.
Je le devais à Nathanaël. Après tout, lui a peut-être quelque part des gens qui l’aiment sincèrement…

Elle se tut ; et un silence pesant régnait désormais dans la salle d’interrogatoire. L’inspecteur chargé de l’auditionner avait peine à croire ce qu’il venait d’entendre. Ce n’est qu’en recevant la confirmation par ses collègues de la découverte du corps à l’endroit qu’elle avait indiqué qu’il mesura toute l’horreur de la situation. Elle avait dit « comme tous les autres ». Mais combien y en avait-il eu au juste, et dans quelles circonstances les avait-elle éliminés ? Il la dévisageait à présent sans parvenir à comprendre. Lui qui d’ordinaire possédait cette sorte de sixième sens, ce flair infaillible de flic usé par ce que l’être humain a de plus sordide, n’aurait pas un seul instant soupçonné chez cette jeune femme une once de perversité. N’y tenant plus, il hasarda la question qui lui brûlait les lèvres depuis quelques minutes déjà :
- Mais si vous avez senti que cet homme était différent, pourquoi ne pas l’avoir épargné ? Pourquoi avoir cédé à « vos démons » comme vous dites?
- Tout le problème est là : ce sont eux qui gagnent à chaque fois.
L’inspecteur Ratchett demeurait abasourdi par cette réponse. C’est alors que résignée, le visage baigné de larmes, elle leva les yeux vers lui et murmura dans un demi-sourire :
- Bienvenue dans mon enfer…


Elodie Garnier (Breuillet)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire