mardi 28 mai 2013

Ombres chinoises

Elle saisit le pinceau et le plonge dans l’encre de chine. Avec délicatesse, elle remplit la zone
blanche délimitée par le fin trait noir. Dans une heure, elle aura terminé. Ce sera parfait. Son
regard se lève au-dessus de la feuille blanche et erre autour du bureau. Les petits tableaux sont
alignés sur la droite, sur la seconde étagère de la bibliothèque. Elle les regarde avec tendresse.
Certains ont déjà trouvé un acquéreur. C’est un joli passe-temps, lui dit sa famille et ses amis.
Mais elle devine leur gêne et prend leurs compliments pour de la pitié mal placée. Elle peint
des profils à l’encre de chine. Ombres chinoises d’un autre temps. Enfants, jeunes filles,
hommes à barbiche. Personnages historiques : fraises, chignons, aigrettes, chapeaux… Elle
aime particulièrement ajouter les détails des dentelles, les boucles d’oreilles.
Un oiseau chante par la fenêtre entrouverte. Elle sent une douloureuse mélancolie poindre en
elle en pensant à leur rencontre. Elle a commencé à dessiner à la suite de leur rupture. C’était
une sorte d’exorcisme de peindre tous ces profils.
Ce matin de printemps, les oiseaux chantaient également dans le parc. Elle avait été invitée à
assister à un concert de musique classique. Son ancien professeur de violon ne l’oubliait
jamais. Elle était assise au premier rang. L’air était doux et le cadre divin. La nuit tombait.
Les premières notes jaillirent. Elle ferma les yeux, transportée par la musique. Elle ne vit pas
l’homme s’asseoir à côté d’elle. Il était en retard. Elle détestait les personnes en retard pour un
concert. Elle souriait. Les notes résonnaient dans son corps. Elle s’attachait à la mélodie du
violon. Son professeur lui avait maintes fois reprocher de ne pas avoir poursuivi dans cette
voie. Elle était douée, selon lui. L’homme s’approcha d’elle et lui dit quelques mots à
l’oreille. Elle rougit et n’osa pas se tourner vers lui. Lors du deuxième mouvement, il continua
à flirter avec elle et tout doucement posa sa main sur la sienne. Elle ne disait rien. Elle fermait
les yeux et se délectait de ce moment de grâce. Il lui avait dit : « Votre profil est parfait. Vous
ressemblez à une madone…et à la jeune femme peinte de profil par Edmund Tarbell… Je ne
sais pas si vous connaissez… » A la fin du concert, un homme vint le saluer. Elle s’empressa
de se lever sans le regarder. Il saisit sa main qui s’enfuyait et lui glissa une carte à l’intérieur
en murmurant derrière sa nuque : « Appelez-moi. »
Elle n’osait pas lui téléphoner. Il avait été séduit par un leurre : son profil. Elle ne savait
même pas à quoi il ressemblait, elle n’avait pas osé le regarder. Pourvu qu’il soit laid ! pensat-
elle. Après tout, peut-être m’acceptera-t-il comme je suis…
Sa voix tremblait quand elle lui fixa rendez-vous. Il discutèrent longtemps. Il était peintre. Il
désirait la dessiner. Elle refusa. Il la couvrit d’éloges sur son profil. Elle ne dit rien et lui
proposa de la rejoindre chez elle pendant son cours de violon. Sans doute espérait-elle que la
musique ferait diversion. Elle jouait un morceau mélancolique lorsque la sonnette retentit.
Son professeur alla ouvrir : elle l’avait mis dans la confidence. La tête penchée sur son
instrument, elle fermait les yeux et se concentrait sur ses doigts qui glissaient, agiles, de corde
en corde. Elle maintenait fermement son archet de l’autre main. L’homme souriait, séduit par
la justesse de la mélodie. Il admirait la dextérité de la musicienne et s’émerveillait de son
profil si parfait. Elle avait presque les larmes aux yeux lorsqu’elle arrêta de jouer. C’était
l’instant décisif. Celui qu’elle appréhendait. Il murmura : « C’est merveilleux ». Elle soupira :
« Merci » et releva péniblement la tête et là, elle vit en une fraction de seconde le regard de
l’homme passer de l’admiration à la surprise puis au dégoût. C’était son drame : un profil de
madone et une face qui tenait davantage du Picasso que du Botticelli. En effet, malgré les
nombreuses visites chez des chirurgiens esthétiques, il n’y avait rien à faire. Aucun visage
n’est symétrique mais chez elle, l’asymétrie était si fragrante qu’on avait l’impression qu’elle
ne nous regardait jamais en face tant son oeil droit était bien plus haut que son oeil gauche. Elle
avait envie de pleurer en voyant sa déception et de lui demander pardon. La première réaction
passée, l’homme décida de faire abstraction de ce « détail ». Elle était douce, spirituelle,
charmante. Une relation se noua entre eux. Il la fit poser dans son atelier pour peindre son
profil adoré. A chaque fois qu’il la voyait ainsi, il s’extasiait mais dès qu’elle tournait le
visage, il s’empressait de regarder ailleurs afin de conserver seulement l’image aimée. Elle
jouait souvent du violon pour lui. Il aimait l’entendre et la voir ainsi. Il oubliait presque
qu’elle n’était pas parfaite. Malgré leur entente, elle sentait bien qu’il s’éloignait de plus en
plus d’elle au fur et à mesure que le tableau avançait. Bientôt, ils ne se virent plus que pour les
séances de pose dans l’atelier et le violon restait dans son étui. Il prétextait toujours un
rendez-vous et elle le quittait tristement, comprenant que cette histoire était vouée à l’échec.
Les rendez-vous s'espacèrent : il n'avait plus besoin d'elle pour les finitions du tableau. Il ne
l'embrassait plus, ne la caressait plus, même de profil... Elle passa de longues journées à
pleurer et à fuir les miroirs, maudissant son visage et encore plus son profil si parfait... Elle ne
répondit plus au téléphone. La seule personne qu'elle côtoyait était son vieux professeur de
violon.
Les mois passèrent, elle reçut un matin une invitation pour assister au vernissage de
l'exposition de son ancien amant. Cette petite carte raviva sa douleur. Elle la posa sur son
bureau et décida de ne pas y aller. Mais, les jours suivants, en passant devant celui-ci, elle ne
pouvait s'empêcher d'y penser : « pourquoi ne pas y aller ? Je verrai mon tableau... »
Elle n'osait pas s'avouer qu'elle souhaitait surtout revoir cet homme qu'elle avait tant aimé. Le
soir du vernissage, elle se prépara avec appréhension. Elle osa même jeter un regard dans le
miroir avant de sortir. Arrivée à la galerie, elle avança doucement pour regarder les tableaux.
Il y avait un attroupement devant l'un d'entre eux. Il était là, entourée de flatteurs et
d'admirateurs. Devant lui, elle reconnut le profil, son profil. Elle s'approcha mais soudain, elle
vit qu'il tenait la main d'une jeune femme qui était de dos. Quand elle se tourna, son profil se
révéla : il ressemblait étrangement à celui du tableau. Elle riait. Les admirateurs la désignaient
du doigt en admirant l'oeuvre accrochée au mur. Le peintre sentit qu'on l'observait : il vit son
ancienne amante et détourna le regard en se penchant sur la nouvelle, celle qu'il faisait passer
pour son modèle et qui le serait désormais puisque non seulement son profil était parfait mais
aussi son visage, comme put le constater avec tristesse la jeune femme.Elle alla cacher ses
larmes dans un recoin sombre. Les ombres recouvraient les traits de son visage comme la nuit
où elle avait rencontré son amant. Une voix l'interpella. Elle se retourna, découvrant alors sa
face déformée. La personne s'excusa confusément :
« Excusez-moi... En voyant votre profil en ombre chinoise, j'avais cru qu'il s'agissait du
modèle du tableau. »
A présent, elle peint des profils et les noircit d'encre de chine puisque l'ombre a l'avantage de
cacher les défauts.

SANTOIRE Isabelle

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