mardi 28 mai 2013

Ne perds pas la boule

Dans l’atelier d'Yvon Boschery, Monsieur Paul contemple le travail presque achevé. Sa mine réjouie témoigne de sa satisfaction : son buste en marbre de Carrare est vraiment très réussi. Son profil est parfait...
Son regard s’assombrit ; un instant il s'arrête sur le nez qui lui paraît un peu proéminent ; l’artiste aurait pu le raboter afin de présenter un profil plus flatteur, mais qu’importe, le grain fin de la pierre et la blancheur de la surface sont du plus bel effet. Il note avec plaisir que le sculpteur a eu la délicatesse d’occulter les nombreuses rides qui courent sur son front, et de réduire les boursouflures disgracieuses de son visage apparues suite aux nombreux repas trop copieux. L'œuvre campe un personnage à l'allure altière, dont le regard direct impose le respect et dénote l’homme d’action sûr de lui. Tout d'abord il avait envisagé de faire réaliser une statue en pied, mais le sculpteur l'en avait peu à peu dissuadé. Il avait bien fallu se rendre à ses arguments : Monsieur Paul tient à transmettre à la postérité l'image d'un homme dynamique et entreprenant, or sa petite taille et son embonpoint auraient nui à cette représentation.
Cet homme sûr de lui, imbu de sa personne, c'est mon mari. Il a laissé enfler son orgueil jusqu'au ridicule. Sa réussite sociale lui est montée à la tête. Son métier d'avocat lui avait apporté des succès flatteurs grâce à quelques procès retentissants ; fort de cette notoriété naissante il s'est engagé en politique et aujourd'hui il cumule les mandats de Maire et de Député depuis de nombreuses années. Ces fonctions lui permettent d'affirmer sa supériorité, de satisfaire sa soif de reconnaissance et d'honneurs. Il s'entoure d'une foule de courtisans niais et serviles, prêts à tout pour obtenir ses faveurs et éventuellement un passe-droit pour une affaire douteuse.
Il a insisté pour me traîner chez Yvon Boschery afin de me faire admirer son buste. Sa dernière lubie en date. Depuis quelques semaines il ne pense plus qu’à cela, c’est devenu une obsession : il souhaite garder son portrait sculpté dans la pierre pour l’éternité. Lorsqu’il m’en parle avec fièvre, je hausse les épaules en lui rétorquant que je trouve cette idée grotesque. Isabelle, sa secrétaire particulière, que je soupçonne d’être aussi sa maîtresse, est parvenue à le convaincre que cette œuvre d’art n’aurait pas sa place dans la salle du Conseil Municipal où il envisageait d'abord de l’exposer. Elle avait prétexté que le buste de Marianne lui ferait de l’ombre. Il a donc décidé qu'il l’installera dans son bureau à la maison.
Sans détacher le regard de son double en marbre, il me déclare triomphalement :
       Vraiment du bel ouvrage, qu'en penses-tu chérie ?
        Oui, Monsieur Boschery est un très grand artiste, mais je pense qu'il a eu l'occasion de travailler avec des modèles plus esthétiques.
Le sculpteur, qui se tient modestement à l'écart, surpris par ma répartie cinglante, ne peut s'empêcher d'esquisser un sourire gêné et cherche une réponse appropriée pour ne pas heurter son client dont il connaît la susceptibilité. Il n'en a pas le temps, car mon mari agacé consulte sa montre et déclare sur un ton irrité qu'il a un rendez-vous important et doit partir sur-le-champ. Vexé, il ne me propose même pas de me raccompagner à la maison. Il quitte l'atelier en claquant la porte de colère. Suit alors un silence embarrassé, troublé seulement  un instant par le vacarme du démarrage en trombe de la Ferrari de Monsieur Paul.

Mal à l'aise, je prie Yvon Boschery d’excuser l’emportement de mon mari dont je suis la cause. C'est vrai que je ne supporte plus cet air supérieur qu'il affiche en toutes circonstances ; son orgueil nauséabond fait monter en moi une fureur incoercible.
D'un geste compatissant de la tête, il m'indique qu'il comprend ce que je ressens et ajoute avec tristesse :
       Les hommes politiques sont vraiment des êtres à part.
Après un court instant de silence il reprend :
       Accepteriez-vous un thé, un café ?
       Non, je vous remercie. Je vais appeler un taxi pour rentrer... En l'attendant, voudriez-vous me faire visiter votre atelier ?
       Avec plaisir madame Paul, me répond-il avec empressement.
Il m'invite à le suivre et me montre d'abord des travaux de commande comme le buste de mon mari. Il y a là des personnages; tellement bien réalisés que je m'attends à les voir bouger : en les fixant j'ai même l'impression qu'ils respirent. Puis mon regard s'arrête sur des sculptures abstraites aux courbes si parfaites que l'on a envie de les caresser ; elles voisinent avec des formes plus torturées. Découvrant mon intérêt, il m'explique qu'il s'agit d'un projet sur lequel il travaille depuis plusieurs mois : une représentation des sept péchés capitaux.
Il me désigne une sphère de granit bleuté. Elle surplombe des formes oblongues qui ressemblent à des corps, comme si elle voulait les écraser ; juste à côté une tête de mort semble sourire.
       Vous voyez, celle-ci c'est l'orgueil.
        Vraiment très intéressant ! je ne suis pas une spécialiste, mais je suis sensible à certaines œuvres lorsqu'elles me touchent comme celle-ci par exemple.
Il poursuit en me désignant les autres représentations des péchés capitaux : la paresse, la gourmandise, la luxure, l'avarice, la colère, l'envie. Pour chaque sculpture il me fournit des explications ; ainsi pour l'avarice, une autre grosse boule de marbre rose trônant sur un tapis de pièces semble dédaigner une main décharnée qui se tend.
Un coup de klaxon discret annonce que mon taxi est arrivé. Déjà... Subjuguée par le travail du sculpteur et ses commentaires passionnants, je n'ai pas vu passer le temps.
Sur le chemin du retour, je laisse mon esprit vagabonder... Je devrais aller régulièrement visiter des expositions : c'est tellement enrichissant ! Depuis des années, les seules occasions où je côtoie des œuvres d'art sont les vernissages ennuyeux où mon mari m'emmène pour faire de la représentation ; là où il a besoin d’une potiche en fait. Lors de ces manifestations mondaines, personne ne s’intéresse vraiment à l'art. Les participants, des personnalités triées sur le volet, viennent là pour échanger des banalités, pour être vus et se gaver de petits fours arrosés de champagne. L'objectif  ultime est de voir son nom dans la presse le lendemain. Monsieur Paul adore ces manifestations où il rencontre toutes les personnes qui comptent dans la ville. Il se pavane et s’arrange toujours pour prononcer avec emphase un discours savamment documenté par son attaché parlementaire.
Aujourd'hui, cette immersion dans la création artistique donne des couleurs chatoyantes à une journée qui s'annonçait terne. Je pense à Yvon Boschery, qui possède un talent immense et qui pourtant reste humble, accessible, à l’écoute des autres. Je le revois avec ses yeux pétillants d'intelligence m’expliquer que dans chacun de ses « péchés capitaux » il a représenté un globe, comme symbole du péché. La sphère est un volume difficilement maîtrisable, toujours en équilibre précaire, et qui menace  à tout instant de s’échapper dans une direction imprévisible et de s'égarer. De plus, pour le sculpteur il s'agit d'une forme parfaite mais très délicate à travailler dans la pierre ; le moindre écart de la gradine et c'est la catastrophe : l'erreur devient irréparable et il faut tout recommencer.
Bercée par le ronronnement du taxi, je tombe dans un état léthargique. Je flotte dans un rêve cotonneux où des boules roulent en tous sens, se percutent, disparaissent, réapparaissent à l'infini.
Soudain, un coup de frein brutal du véhicule accompagné d’un juron m’extrait de ce demi-sommeil plein de volupté. Le chauffeur vient d’éviter de justesse un cycliste imprudent qui traverse la chaussée.
Cet incident me ramène à la réalité. J’examine avec lucidité ce qu’est devenue mon existence avec ce mari égocentrique, dont la quête des honneurs et de la gloire a balayé toutes les valeurs qui m’avaient séduite, il y a bien longtemps. Les rares moments où il consent à rentrer à la maison, il les consacre à me relater ses succès au Palais Bourbon ou à la mairie, ses rencontres prestigieuses, ses discours très applaudis ; puis lorsqu'il estime que je ne l'admire pas suffisamment, il s'enferme dans son bureau en grommelant.
Je passe en revue les sept péchés capitaux et je réalise qu'à des degrés divers il est affecté par chacun d'eux. Par exemple, en dépit d'une activité débordante, il est paresseux. Il ne s'intéresse à rien d'autre qu'à sa carrière et à son image. Il ne possède aucune culture. Pourtant dans ses discours il plaque des  références littéraires, historiques ou philosophiques pour leur donner une apparence d'érudition. Il s'agit d'une culture en trompe-l’œil car ses  sources proviennent d'un banal dictionnaire des citations qu'il garde jalousement enfermé dans sa bibliothèque. Combien de fois, l'ai je entendu jurer contre la porte qui se coince ! Il ne connaît rien des textes qu'il s'approprie. Parfois, il utilise des formules  avec le sens opposé  à celui voulu par l'auteur, mais qu'importe, ce qui compte c'est la force de conviction qu'il met dans ses propos, et dans ce domaine il excelle. Au fil des années, il a acquis de réelles qualités de tribun. Il maîtrise parfaitement les techniques oratoires, ce qui le rend capable d'enflammer un auditoire en racontant des banalités et même des âneries. Dès qu’un micro se tend vers lui tout son corps se met au service du discours ; il a même travaillé des tics qui renforcent son argumentation, en particulier un mouvement de l’épaule accompagnant un dandinement de la tête savamment étudié qui donne l’impression qu’il s’investit totalement dans l’action.
Je ne m'attarderai pas sur la luxure qui n'est pas le moindre de ses défauts. Il me trompe sans vergogne avec une énergie qui semble inépuisable. Il aime à s'entourer de jeunes femmes à la beauté tapageuse qui brillent plus par leurs mensurations que par leur intelligence. Évidemment, tout cela lui coûte fort cher en dîners raffinés dans des restaurants chics, en soirées huppées avec la jet-set, en sorties dans des clubs privés sélects ;  du fait de sa position sociale, de son physique et de son âge il ne peut pas se contenter d'emmener ses conquêtes au cinéma ou boire un verre dans une banale brasserie. Par ailleurs, dans l'intimité — je suis bien placée pour le savoir — il n'a jamais été un foudre de guerre et je ne l'imagine pas passer des heures dans une chambre avec ces jeunes femmes au tempérament volcanique.
Le chauffeur de taxi interrompt mes réflexions en me signalant que nous sommes arrivés. Il me dévisage avec un air interrogatif, voire même soupçonneux... Perdue dans mes rêveries aurais-je lâché inconsciemment quelques propos incongrus ?
En entrant chez moi, je ne sais comment l'expliquer, mais je me sens une femme différente. Heureuse, libre. J'ai la certitude que ma rencontre avec cet artiste — et la réflexion sur moi-même qu'elle a déclenchée — marquera un tournant dans ma vie.

  Voilà deux semaines que j'ai visité l'atelier d'Yvon Boschery et le souvenir de cette journée merveilleuse ne s'est pas effacé. Souvent je me surprends à penser à sa représentation des péchés capitaux tellement évocatrice et poétique. Le rêve des boules me poursuit, parfois ce sont d’énormes sphères, d'autres fois des petites billes, mais toujours elles roulent,   s'entrechoquent, rebondissent, partent et reviennent dans un ballet incontrôlable.
Je ne saurais dire qui de l'artiste ou de son œuvre me trouble le plus.
Aujourd'hui, tandis que je lis le journal où il est question d'une nouvelle intervention remarquée de Monsieur Paul au Palais Bourbon, le téléphone sonne. C'est le sculpteur qui m'annonce que le buste  est terminé : il le livrera dès que nous le souhaiterons.
Je reconnais immédiatement sa voix douce et grave : mon cœur s'accélère, ma gorge se serre, mon estomac se noue. Je masque autant que possible mon trouble en lui répondant qu'il peut venir cet après-midi ; je lui précise que mon mari est en déplacement toute la semaine à Paris. L'artiste propose alors de différer l'installation de la statue jusqu'à son retour, mais je lui explique qu'au contraire c'est bien mieux qu'il soit absent car ainsi j'aurai le temps de mettre en valeur la sculpture dans le bureau et puis l'effet de surprise décuplera le plaisir de mon époux.
  Cette livraison est une véritable aubaine ! Quel bonheur de revoir cet homme bourré de talent et de charme !
Enfin, le voilà ! Il apparaît les bras entourant amoureusement le buste recouvert d'un drap. Visiblement, il ploie sous la charge et avance prudemment pour ne pas trébucher. Je me précipite dans l'allée pour l'accueillir et le guider jusqu'au bureau. Il dépose son fardeau sur la table et me salue avec un large sourire. Il me demande à quel endroit je souhaite l’installer. Je lui désigne la  bibliothèque juste derrière le bureau de mon mari. A son regard dubitatif, je comprends qu'il ne sera pas facile de monter la sculpture là-haut. Inquiète, je lui demande :
      Ça semble très lourd, voulez-vous de l'aide ?
       Oui, il pèse plus de cinquante kilos avec son socle en bronze. Mais je devrais bien parvenir à le monter seul.
       A deux nous devrions y arriver plus facilement.
En effet, le buste est très pesant. J'aide de mon mieux le sculpteur, nous parvenons à hisser le bloc de marbre au sommet de la bibliothèque. L'effleurement de sa peau en sueur me trouble mais je cache mon émoi et je me concentre sur l'effort intense. Après quelques frayeurs —car un instant nous avons failli la laisser tomber— nous réussissons à positionner la sculpture à l'emplacement prévu.
Nous examinons avec satisfaction le résultat; soudain je vois passer une ombre dans le regard d'Yvon Boschery :
      Zut ! J'aurais dû prévoir un socle plus haut, car le buste mériterait d'être surélevé d'un bon centimètre !
        Oui, vous avez raison. Mais laissons-le comme cela pour aujourd'hui.
Contente que nos efforts soient récompensés en dépit de ce petit détail de hauteur, je lui propose un verre. Nous bavardons un long moment en sirotant de l'orangeade. Il m'apprend que sa série des « péchés capitaux » est terminée. Il la présentera dans quelques jours à Bruxelles dans le cadre d'une grande exposition internationale. Au cours de la conversation, à plusieurs reprises je suis tentée de lui parler de la nouvelle femme que je sens naître en moi grâce à lui. Mais je ne parviens pas à vaincre ma timidité. Il me quitte en me proposant de retourner un de ces jours à son atelier car il attaque une nouvelle œuvre importante sur le thème de la rédemption qui pourrait m’intéresser. Je lui promets de passer très vite en lui lançant un sourire complice.
Dès que je me retrouve seule, je retourne voir le buste. L'air dominateur et même menaçant, il embrasse avec hauteur l'ensemble de la pièce. C'est bien là mon mari ! Mais le sculpteur a raison : il faut le rehausser un peu. Je m’attelle à cette tâche sans tarder. Je dois déployer des trésors d'ingéniosité pour parvenir à soulever ce bloc de pierre et à disposer des cales d'un centimètre. J'utilise tous les outils que je trouve pour faire levier et pour surélever cette masse difficile à maîtriser. Je dois m'y reprendre à plusieurs fois. Finalement après avoir lutté plus d'une heure avec les lois de la gravité, je parviens au résultat escompté.
Je prends un peu de recul ; effectivement, c'est bien mieux ainsi ! Un centimètre ça change tout.
Mon mari rentre d'excellente humeur de son séjour parisien, ce qui me laisse supposer que, grâce à ses réseaux d'influence, il a réussi quelques coups tordus dont il a le secret. Dès que je lui annonce que le buste est installé dans son bureau, il exulte et se précipite pour le voir. Il s'immobilise sur le seuil, en admiration devant le chef-d'œuvre trônant sur la bibliothèque. Enthousiaste, il me déclare sur un ton exceptionnellement aimable :
      Bien, très bien, cet emplacement est vraiment parfait.
      Oui, je crois qu'ici le buste est bien mis en valeur. Sais-tu qu'avec Yvon Boschery nous avons eu toutes les peines du monde à l'installer ? Mais  ça valait vraiment le coup.
      Oui, en effet, merci, merci beaucoup.
Après un long moment de silence il reprend :
      Bon maintenant, je dois corriger mon discours pour l'inauguration de la foire-exposition
Tandis qu'il se dirige d'un pas volontaire vers son bureau, je m’éloigne car je comprends que maintenant ma présence n'est plus souhaitée.
En relisant avec attention son discours, Monsieur Paul hausse les sourcils et secoue la tête avec une moue de dépit. Décidément  cet attaché parlementaire manque vraiment de punch et son discours est ennuyeux au possible. Il faut ajouter un peu d'emphase à tout cela ; tiens, une ou deux citations de Jaurès feront l'affaire. Il se retourne et tire énergiquement la porte de la bibliothèque pour empoigner son fidèle dictionnaire des citations. Mais il ne l'atteindra jamais, car soudain tout bascule, il a juste le temps de pousser un hurlement, puis c'est le silence.
Un vacarme épouvantable, ponctué d'un bref cri vite étouffé m'arrache à ma lecture. Le cœur battant, je me précipite vers le bureau où je découvre mon mari inanimé, gisant misérablement sur le parquet avec une plaie énorme au crâne tandis que juste à côté de  lui, son double en marbre de Carrare, intact, le dévisage avec un sourire malicieux. L'image d'Yvon Boschery surgit immédiatement, mais je la repousse car l'urgence de la situation me commande d'agir vite. J'appelle les secours, tout en sachant qu'il n'y a plus rien à faire ; une masse de marbre qui pèse cinquante kilos tombant  d'une hauteur de deux mètres ça ne pardonne pas !
Je m'empresse de ramasser les sept petites billes d'acier qui calaient le buste et se sont éparpillées sur le sol. J'en récolte six. Vite, il en manque une, il faut à tout prix que je retrouve la septième avant l'arrivée des pompiers. Ouf, la voilà ! Il ne me reste plus qu'à me composer un chagrin de circonstance.
Un accident domestique causé par son propre buste, décidément jusque dans la mort Monsieur Paul aura  tout fait pour se distinguer. Et on dit que le ridicule ne tue pas...
Dominique Pichard (Limoges)

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