mardi 28 mai 2013

Le baiser de l’ange

Elle s’endort, souffle de cristal.  Je colle ma joue contre sa poitrine décharnée. L’oreille  immobile sur le tissu léger de sa chemise de nuit, mes sens harmonisés cueillent sa chaleur enchevêtrée à son subtil parfum. A peine perceptible, le cœur frémit, oscillant  entre hier et demain. On le devine épuisé par l’ultime combat contre l’usure de presque quatre-vingt-dix années de battements. Je  contemple maman, « ma maman », ses cheveux blancs et sa peau marbrée de brun, traces indélébiles du gouvernail intransigeant du temps. La couette de plume  engloutit le corps amaigri et frêle.  Elle ne peut s’éteindre ainsi. Ses paupières diaphanes s’ouvriront, son sourire enluminera notre communion, bientôt. Pour l’heur, le sommeil emporte sa lassitude. Tant mieux.
 Elle n’a jamais voulu quitter le petit logis, refuge d’après la guerre, d’après la fuite. Ici, le temps figé ravive, à chaque visite, l’âme du garçonnet. En bas, son atelier de couturière demeure intact, rangé, briqué comme à l’origine. Il côtoie la minuscule cuisine de nos dîners en tête à tête dans la chaleur du poêle ronflant. Sous le toit, sa chambre et son lit de coin au creux duquel aucun homme ne fut accueilli ; à côté, la mansarde, vestige de ma chambre d’enfant.  J’y reviens pour quelques jours, près d’elle, souvenirs au ventre. Elle refuse l’hôpital. Je ne saurai l’y contraindre.
En ce jour de juin, la chaleur de l’air est suffocante. Les volets mi-clos emprisonnent à peine l’inestimable fraicheur des vieilles pierres. Dans une frasque soudaine,  l’orage éclatera, question de minutes ou d’heures et  brisera enfin l’oppression d’un ciel ténébreux. Pourtant, je dépose des vieux journaux et du bois sec dans le foyer de la cheminée. A son réveil, je craquerai l’allumette. Fusionnels, nous contemplerons les flammes et guetterons, hypnotisés, leurs crépitements joyeux. Les rires bienveillants de ceux qui nous ont quittés empliront la pièce. J’affectionne tant cette lueur capricieuse qui peuple les murs de spectres hilares à la tombée de la nuit. Alors, elle me racontait encore et encore, telle une vieille légende,  notre histoire. Je buvais son chant, mythe fondateur de notre existence.  Parfois, ses yeux s’embuaient, un léger retroussement de nez s’esquissait, un tremblement à peine perceptible agitait ses lèvres. J’implorais, anxieux : « encore maman », rien que pour m’assurer la capture égoïste de sa voix mélodieuse et de son attention. Une fugace douleur physique m’étreignait, l’angoisse que le carrousel des esprits la happe et l’emprisonne dans le filet des mystères de la réminiscence, pour l’arracher irrémédiablement à mon amour.
Elle m’enveloppait alors de sa présence et me psalmodiait de longs poèmes qui parlaient d’exodes.  
Je remue quelques cendres oubliées, des traces de papiers consumés, des bribes  de  vieilles photographies à demi-brunies par une crémation indolente.
J’en retire un fragment de poésie. Seules quelques hampes élancées et fières jouent encore les funambules et rebondissent, souples et gracieuses, sur les  lignes d’une page déchirée de cahier d’écolier. Le feu a grignoté la fine écriture violette : « Chaque matin, croise sur mon chemin l’absence de l’enfance, mais tu es là, promesse de len… ».
Cette photo-là, c’est nous deux, des silhouettes à demi-carbonisées : elle, vingt-cinq ans, moi, à peine quatre. Pourquoi avoir voulu détruire ces reliques ? Pense-t-elle pouvoir ainsi gommer le passé et alléger le fardeau des souvenances pour franchir, purifiée, cette étrange passerelle qui nous attend tous et dont je la sens si proche maintenant?
Là,  papa. Elle m’a toujours affirmé qu’elle n’en possédait aucune autre que celle un peu floue, posée sur le manteau de l’âtre, celle où il  travaille, torse nu, sur une charrette de foin avec des voisins. Au dos, à l’encre violette « Azincourt -Juillet 1937-  ». Elle disait que tout avait été enseveli là bas, anéanti dans la ville fuie, berceau absent de ma mémoire.
J’en dissimule une, presque identique dans mon portefeuille, secret vieux de cinquante-quatre ans. A la demande de la mère de papa, je rencontrai la lignée paternelle de ma famille quelques jours pendant l’été 1956. Sous l’œil anxieux de maman, je pris seul le train pour le Nord, région d’origine de mon père. A treize ans,  je croisai pour une unique fois celle qui aurait dû être ma grand-mère. Alors que je l’imaginais revêtue des qualités d’une vieille dame tendre et débonnaire comme mémé Simone, la voisine d’ici, elle me toisa d’instinct avec défiance. Chemise ouverte, pantalon baissé, jusqu’à l’élastique du slip soulevé, examiné dans les moindre replis de peau, je n’avais eu d’autres choix que la soumission au crible de l’œil scrutateur. Drapé de la honte du dépouillement de mon intimité et du sentiment de ma conversion en  vulgaire brimborion, je demeurai médusé et pantois. Un murmure incompréhensible siffla entre ses dents; fi d’un  haussement d’épaules ; le regard de métal  se désintéressa définitivement de ma personne. C’était sans doute mieux ainsi. Je n’osai jamais avouer cet épisode à maman tant il me distilla un goût  amer de culpabilité obscure.
Heureusement, la présence de tante Amélie, la sœur de papa, compensa vaguement ce désastreux retour aux origines. Ravie de chaperonner un neveu impromptu, elle transforma mon cauchemar en exploration. Elle me glissa en catimini la photo un peu abimée de papa, notre première cachotterie. Il posait, superbe dans son costume militaire. Puis, Amélie m’expliqua. « Grand-mère » était simplement « dérangée dans sa tête », incapable de concevoir que son seul fils restant soit parti en laissant un enfant à une femme. En silence, je l’ai maudite, comment pouvait-elle ne pas aimer ma mère ? J’y ai aussi découvert une autre photo de mon père au même âge que le mien. Sur un ample cliché encadré, réalisé en  studio de photographe, il chapeautait, mine fière, tante Amélie, sa jeune sœur et un petit frère âgé de trois ans. La tuberculose enleva Gabriel deux mois plus tard. A sa mort, la raison de « grand-mère » commença à chanceler. Elle se rendait matin et soir au cimetière, ne se consolant qu’à l’aide d’une foi empreinte de mysticisme. Son affection se rabattit alors maladivement sur Pierre, mon père. Maman, alors orpheline, fut placée par des religieuses dans leur ferme à l’âge de quinze ans. Son fils, mon père, s’amouracha aussitôt de la petite « boniche » ! Cela dépassait la conception de l’ordre social et religieux qui administrait la vie de grand-mère. Aussi, désavoua-t-elle toujours l’amour des deux jeunes gens. C’est une des causes, avec le début de la guerre, qui les incita à quitter la région pour s’installer plus au sud, en Normandie, dans une petite ville où papa apprit le métier d’électricien.
Des confessions d’Amélie, j’appris que quelques liens épistolaires subsistèrent quelques années entre la mère et le fils, des lettres que la vieille femme brûlait égoïstement après lecture.
Mes parents ne revinrent jamais voir la famille. 
Même avec l’expérience des années, je ne conçois toujours pas comment une femme peut refuser ainsi le fils de son fils, la chair de sa chair. Je traine  toujours cet impossible pardon et ne suis retourné là-bas qu’une fois, par devoir en 1970, pour la sépulture de la vieille dame.
1943, Je naquis en pleine guerre. Ils me prénommèrent Gabriel.
Maman m’a laissé vivre, sans jalousie et sans jamais d’animosité envers Marie, mon épouse. Elle a su me consacrer son existence, peut-être même la sacrifier, sans m’emprisonner dans des tentacules maternels. Grand-mère et depuis peu arrière-grand-mère comme chaque Être en rêverait, ses trois petits enfants constituent sa fontaine de jouvence. D’ailleurs, les plus proches ne tarderont plus. Si la vie les a dispersés, Plérin reste le lieu de ressourcement, le refuge de nombreuses interrogations. L’oreille attentive et généreuse de mamie a engrangé bien des petits et grands secrets ignorés des parents. Les sourires insouciants de Samuel, Laure et Simon s’étalent sur le mur de chaux. Une perle salée s’évade sur ma joue.
Tante Amélie me révéla aussi cette drôle de marque, cette grosse fraise écrasée sur le visage de papa. Une tache de naissance couvrait une partie de la paupière de l’œil droit et du front lui donnant un air espiègle. Au village, les anciens racontaient qu’il s’agissait du baiser de l’ange gardien qui emportait l’âme d’une vie prématurément achevée. Papa était considéré comme la réincarnation d’un enfant mort en bas âge, un nourrisson  auquel sa mère originelle aurait, avec la complicité de l’ange protecteur, laissé cette particularité. Sa véritable mère l’identifierait alors aisément dans une vie future. J’adhérais avec ferveur à cette légende. Dans mon esprit, mon père se muait en petit Poucet par ce signe semé tel un futile caillou…Réjouissance clandestine : cette soi-disant « grand-mère » n’était qu’une usurpatrice, une mère de substitution. J’enviais presque ce papa inconnu d’avoir été ainsi « étiqueté » par le destin.
Maman n’avait jamais évoqué cette tache, le sujet confinait au tabou.
« Ton souffle comme la brise légère, promesse d’un avenir de mère… »
« Que sait-on des longues nuits à vouloir oublier l’absence et le silence de l’être aimé ? »,
Des mots qui pleurent, torturés par la chaleur des braises,  vestiges de proses nées de sa plume.
J’ai compris, adulte, que maman avait éclipsé sa vie de femme pour se consacrer à mon éducation. Sa grâce attira quelques hommes qu’elle repoussa, elle parlait avec une telle passion de papa que je ressentais la présence protectrice de l’homme. Des pointes de jalousie m’écorchaient parfois douloureusement la conscience. Cette impossibilité à défier une ombre si rayonnante m’exaspérait.
9 Juin 1944, papa et son groupe de compagnons, informés par un réseau de résistants, subodoraient l’imminence d’une intervention alliée sur notre ville. Des avions surveillaient la région depuis le début du mois, annonciateurs d’un probable bombardement. Après notre installation dans une des caves de l’immeuble où nous logions, il nous embrassa pour rejoindre au plus vite ses camarades sous le pont de chemin de fer qui enjambait la rivière. Il s’y hâta  une priorité en tête : empêcher la destruction de la voie pour laisser le passage aux libérateurs. J’ai vécu cette nuit-là dans les bras de ma mère, recouvert d’une pauvre couverture bleue pâle. Maman m’a souvent retracé l’épouvante des vrombissements de moteurs de bombardiers entre deux hurlements de tocsin, la solitude malgré l’entassement des gens et des biens dans les sous- sols humides, l’enchainement d’heures interminables dans l’obscurité,  les respirations et les grelottements asservis au rythme des passages d’avions et des secousses du sol à chaque impact d’explosifs. Tous ces bruits effrayants n’alternaient qu’avec les longs silences angoissés que meublaient parfois l’enchevêtrement des prières des aïeules aux pleurs des nourrissons. Moi, je ne disais rien, blotti contre son cœur.
Au petit matin, les plus robustes durent s’entraider pour déplacer des gravats entassés et dégager une issue. Dehors, le choc ! Les maisons effondrées, les amas de poutres, de briques,  d’ardoises et de tôles enchevêtrées en vestiges informes offraient à leurs regards pétrifiés un paysage de désolation. Des incendies rageaient en plusieurs endroits. D’imposants panaches de fumée montaient dans l’air chaud devenu asphyxiant de l’été naissant. Une odeur âcre de brûlé s’emparait de la ville. Maman courut sans me lâcher vers le pont de chemin de fer : des corps écorchés, déchiquetés, des blessés gémissants, implorants, des morts aux yeux hébétés par dizaines. Un amoncellement de ferraille remplaçait le viaduc. Elle a fouillé longtemps, interrogé les vivants, les voisins, les secouristes. Un maigre espoir accroché à sa volonté de le retrouver ramena ses pas jusqu’à notre immeuble. Seul y subsistait un pan de mur déchiqueté.
Les trois quarts de la ville anéantis en quelques heures ! Des centaines de vies effacées dont celle de mon père. Trois jours pendant lesquels l’espoir s’amenuisa jusqu’à l’ultime expiration, nous errâmes, somnolant dans des recoins de rue, recrachant  la poussière de pierres suspendue à l’air moite, nourris de ce qu’elle dénichait. Elle parcourut les ruines jusqu’à ce qu’elle comprenne que l’extrémité de cette effroyable page de notre vie écrite par le destin et l’Histoire était atteinte. Elle s’enfuit avec moi pour seul bagage.
Alors, le long cortège des fuyards nous avala sur la route principale vers la Bretagne. Elle suivit, brebis aveugle, égarée dans la masse miséreuse. Elle raconte qu’à un moment une balle perdue a rougi la couverture bleue. Elle dit si bien l’effroi de ma mort supposée avec ses mots. « Si tu avais entendu ce silence, cette absence des battements de ton cœur contre le mien. » Elle n’osait vérifier si j’étais sauf. Elle ne pensait plus, se demandant juste quelle mère pouvait survivre à son  enfant. Un avion est passé, jetant la panique sur le troupeau de réfugiés et les dispersant sur les bas-côtés. Elle a chuté, s’est enfoncée dans un  fossé plein d’orties, me tenant à bout de bras et m’a lâché un court instant me poussant à l’abri dans un creux sous un gros chêne.  « Quand je me suis relevée, tu étais réveillé, debout, pleurant et m’appelant. Je t’ai saisi, abandonnant la couverture souillée sous l’arbre. » S’échapper de cet enfer, fuir plus loin, laisser cette horreur derrière nous.  Les gens hurlaient, gémissaient. Les femmes imploraient Dieu tout en courant. Une mère paniquée hurlait le prénom de son gosse égaré. « Je t’ai enlacé très fort, je ne voulais pas que cela m’arrive aussi. » Elle a marché  longtemps, les bras tétanisés autour de mon corps, instinctivement.
Au bout de la route, une famille de paysans nous a accueillis m’offrant une horde de frères et des sœurs. Nous sommes restés au village de « Plérin ». Maman a  travaillé chez la couturière, appris le métier, puis créé son atelier. J’y ai grandi. Je n’hésite pas à affirmer que je suis originaire d’ici. Aucun souvenir mon lieu de naissance ne s’infiltre pour le démentir.
Je retire de l’âtre une autre photographie  à demi-brulée. Un de ces vieux clichés rétro et amusant où on allongeait les bébés, nus sur le ventre. Seules les fesses rebondies et les pieds dodus ont échappé aux braises. Malgré l’inquiétude, je souris. Que fait donc cette photo ici et qui peut bien être cet enfant dont les flammes viennent d’emporter définitivement le visage ? Au dos de l’image, de la petite écriture penchée de maman, un prénom : Gabriel, le frère de papa ? …ou moi ? Une date : 29 juillet 194.. Le 3 est à peine visible, érodé par les braises, un âge : six mois et ... Moi ? Oui, c’est cela, je suis né le 28 janvier 1943, six mois et un jour. Mais, ce bébé ? Moi ? Impossible ! Alors le film se rembobine, un obstacle se heurte violemment à ma compréhension. L’histoire se brouille. La logique regimbe, fulmine puis explose. Tentant d’en saisir un débris, ma raison trébuche, empêtrée dans le piège de l’évidence.
J’attends son réveil. Elle me reconnaît, me sourit et tend une main que j’emprisonne. J’assois doucement le corps fluet et recroquevillé, le cale contre le mien. Je craque l’allumette. Les flammes timides amorcent leur danse langoureuse, puis s’enhardissent à combattre l’obscurité naissante. Après quelques secondes, les marionnettes du temps défunt, goguenardes, se réjouissent en chœur et me narguent. Nous volons ainsi de longs instants complices de contemplation à la vie qui s’enfuit.
Je tends le fragment de photo du demi-bébé nu, vestige d’une époque autre, avant la mort du père, avant le bombardement, avant la fuite.
Doucement, je susurre : « Maman, maman, cet enfant, c’est qui ? »
Son regard s’absente, bascule, s’affole, me cherche, me fuit, revient. La pression de sa main s’accentue, subtile.
 -« Ca ne peut pas être moi, n’est ce pas? »
Son pouce, maladroit, masque la tâche. Ses yeux se referment.
Je susurre d’une traite pour ne pas faiblir : « Il a une tache de naissance sur la hanche gauche, un baiser d’ange comme celui de  papa. »
            Ce soupir, tendu, douloureux.
 Sa voix, sa parole dans un souffle : « -Tu ne peux pas comprendre, Gabriel, mon Gabriel… Tu ne peux pas savoir … Ce vide, dans la couverture, là-bas… »
Sanglots.
Baiser d’ange ou de Juda ? J’ai jeté le morceau d’image aux fantômes. Nous les avons regardés lécher avidement puis se délecter en gloussant de cette infime parcelle de vérité qu’ils avaient si cruellement méprisée.
Je l’ai serré contre moi, pauvre petit insecte, frêle brindille de bois, minuscule Être trop humain et j’ai su, j’ai compris l’horreur de cet instant qui fit basculer sa vie, la mienne, notre vie.  J’ai réalisé comment soixante-sept années de secret pouvaient murer l’inacceptable. Comme elle, j’ai vécu  l’instant crucifiant de l’extrême, celui de l’absence irréversible des battements d’un cœur aimé contre le vôtre.

« œuvre certifiée originale, personnelle et inédite»

Françoise Bouchet (St Georges Buttavent)

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