mardi 28 mai 2013

La Photo souvenir

 Vendredi 24 avril 1970.
     Non, ce n’est pas vrai ! Qu’est-ce que cette photo fait là, sur mon bureau ?
Alain l’avait cherchée pendant des jours : en aucun cas elle ne devait tomber entre des mains indiscrètes !  De ces mains qui aiment découvrir des objets rares dont la vue provoque des réminiscences qu’on aimerait oublier, enfouir au plus profond de sa conscience.

     Un cliché en noir et blanc, sur papier glacé montrant un groupe de jeunes militaires « des appelés » autour d’un sous-officier de carrière : un ancien d’Indochine : « C’est moi qui faut qui fais tout ». Ce surnom lui était acquis depuis son arrivée à Hussein Dey, dans la banlieue d’Alger alors qu’il racontait ses exploits réels ou supposés. Il laissait entendre que, sans lui, bien des opérations auraient été vouées à l’échec. C’était un meneur d’hommes. Il était chargé de la préparation physique des E.O.R. (élèves officiers de réserve). Bien que tout récents bacheliers, ils respectaient tous le vieux baroudeur quadragénaire dont le visage avait été buriné par les campagnes, les guerres, le maintien de l’ordre tant en A.O.F. (Afrique Occidentale Française) qu’en Indochine ou en Algérie. Il venait de leur montrer, juste avant de prendre la photo, son courage et la qualité de ses réflexes. Au cours d’un exercice de lancer de grenades réelles, le lancer des factices d’entraînement s’étant déroulé sans incident, il avait rattrapé au vol l’engin qu’un maladroit avait lancé à la verticale.
     « A plat ventre » avait-il hurlé en rattrapant au vol la boule noire dégoupillée qui retombait sur le groupe. Il l’avait rejetée au loin. Elle avait explosé en soulevant un énorme nuage de poussière et de graviers, sauvant ainsi la vie du maladroit et de plusieurs de ses copains.
       En regardant de plus près, Alain comprit que ce n’était pas sa photo : la sienne était marquée d’une croix le désignant au milieu de ses camarades. Mais alors… Comment cet exemplaire était-il arrivé sur son bureau ? Sa femme ou l’un de ses enfants l’aurait déposé là, sans rien lui dire, dans quel but ?
Qui savait ? En rentrant de l’armée, il avait perdu de vue tous les gars de sa compagnie. Il n’avait pas cherché à les revoir, eux non plus, d’ailleurs.

Samedi 2 mai 1970

« Mon lieutenant, mon lieutenant ! »
Ce jour-là, en rentrant du bureau, il avait entendu cet appel qui ne pouvait s’adresser qu’à lui.
Il avait perdu l’habitude de s’entendre appeler « Mon lieutenant », et la voix et l’accent de l’interpellateur lui rappelaient des souvenirs…

      -    Bonjour Ahmed, c’est bien Ahmed que tu t’appelles, oh, pardon,  que vous vous appelez, nous sommes redevenus civils, nous devons nous vouvoyer… 
      -     J’aime autant qu’on se tutoie, comme avant .
-          Si tu veux : que fais-tu là ?
-          Je te cherche, je voudrais qu’on parle tous les deux.
-          …..
-          Tu as bien reçu la photo ?
-          Oui, c’est toi qui me l’as fait parvenir ?
-          Oui, je t’ai vu l’autre samedi au marché, tu étais avec une femme et un garçon, tu es passé devant moi sans me reconnaître.
-          C’était à la sortie des classes. Avec ma femme Laura, nous étions allés chercher Adrien à l’école puis nous sommes passés au marché pour acheter une salade et quelques fruits. Tu travailles au marché ? Qu’est-ce que tu vends ?
-          Des jeans et des vêtements pour hommes, j’ai aussi un rayon pour les femmes : c’est Aïcha, ma femme qui s’en occupe.
-          Samedi prochain, nous passerons vous voir : si tu as ma taille, je te prendrai un jean, ça tombe bien, j’ai déchiré le mien qui était usé en taillant les rosiers.
-          Si tu veux, tu ne le regretteras : je fais dans la qualité.
-          A propos, comment tu m’as fait parvenir la photo ?
-          Par ton fils, il est dans la même classe que le tien. Il faut que je rentre chez moi, ma femme m’attend, nous nous reverrons sur le marché.
-          Tu voulais me parler ?
-          Oui, mais nous avons le temps, nous aurons l’occasion de nous revoir.
-           
Rentré chez lui, Alain demanda à son fils pourquoi il ne lui avait pas parlé de la photo. Adrien lui avoua qu’il avait suivi les consignes de Momo.
-          Tu t’entends bien avec ce « Momo ? »
-          Bof, tu sais, Mohamed, c’est un bougnoule, Il m’appelle son petit frère et il joue bien au foot. A la récré, quand on fait les équipes, on aime bien l’avoir dans la nôtre : on est pratiquement sûrs de gagner.
-          Et en classe, il travaille bien ?
-          Pas mal : il est toujours dans les dix premiers, comme moi.
-          Ce qui prouve que tu pourrais faire mieux.

Quand Laura rentra chez elle, elle trouva son mari qui examinait la photo avec attention.
-          Qu’est-ce que c’est cette photo ? D’où l’as-tu sortie ? Elle traîne sur ton bureau depuis trois jours ! Je ne l’ai jamais vue !
-          C’est un souvenir d’Algérie, une photo des copains quand nous étions en manœuvres sur le Mazafran, un oued près de Tipaza.
-          Tu ne me l’as jamais montrée ! Je connais quelqu’un la dedans ?
-          Non, à part Gilbert qui était témoin à notre mariage, et qui n’est pas sur la photo pour la bonne raison que c’est lui qui la prenait, je n’ai revu personne de cette période.
A propos de cette photo, tu connais la maman de Momo ?
      -     La personne  qui tient un stand de vêtements avec son mari les jours de marché ? Oui, bien sûr, elle est handicapée la pauvre, c’est la mère de Momo qui est dans la classe d’Adrien. Si tu m’accompagnais plus souvent au marché ou si tu venais aux réunions de parents d’élèves tu l’aurais repérée, elle porte un voile islamique.

Samedi 16 mai

Quelques jours plus tard, au marché.
-          Bonjour Ahmed, tu vois je tiens ma promesse, je viens voir si tu as un jean pour moi.
-          Bonjour, bien sûr, on va trouver quelque chose : viens avec moi, dans le salon d’essayage, à l’arrière de ma camionnette, tu seras plus à l’aise pour essayer. Aïcha, tu peux venir ? Nous avons de la visite.
-          Elle me connaît ?
-          Que trop bien, Aïcha, ma chérie, ôte ton voile, le lieutenant ne te souvient pas de toi. Pourtant il t’a connue intimement.
A cet instant, deux hommes firent irruption dans la camionnette, bâillonnèrent Alain et le ligotèrent.
 Alain sursauta quand il reconnut la jeune femme qui lui avait résisté lors de l’interrogatoire musclé, c’est le moins qu’on puisse dire qu’il lui avait fait subir après son arrestation. Faut dire qu’on avait retrouvé des tracts du FLN, des armes et des explosifs dans la chambre qu’elle partageait avec ses parents et son frère aîné qui lui-même était militant de la wilaya 4.
Comme elle refusait d’avouer, il l’avait déshabillée et l’avait violée sous les yeux de ses parents. Puis il l’avait confiée à ses hommes qui n’en avaient rien tiré.
-          Il faut que tu saches que probablement Adrien et Momo ont des liens de parenté. Quand j’ai recueilli Aïcha, elle était enceinte de toi et de tes sbires dont certains sont sur la photo. Nous avons décidé de nous marier quand j’aurai fait mon devoir.
Quand Alain vit les yeux brillants d’Aïcha, et Ahmed sortir son couteau, il comprit …

Le REPUBLICAIN – hebdomadaire de l’Essonne Dernière minute: Le corps de Monsieur Duflan, le sympathique notaire de la Place Raspail a été retrouvé sauvagement égorgé et émasculé en bordure de la forêt de Dourdan. La police a ouvert une enquête dans les milieux islamiques.


Bernard Lafragette (Breuillet)

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