mercredi 29 mai 2013

La passerelle (à trois voix)

« Moi, chaque soir, à dix-huit heures environ, je traverse la passerelle. Le garçon se tient déjà à son poste d'observation. Toujours au même endroit. Bras croisés, posés sur la balustrade, corps penché, il contemple le flot des voitures qui passent sept ou huit mètres en dessous. Je ne connais pas son visage : il me tourne le dos, capuche rabattue sur la tête. Seuls ses vêtements et sa stature me font dire que c'est un garçon. Chaque soir, il est là, d’une immobilité parfaite, comme « habité » par quelque souffrance secrète qui le plonge à l’écart du monde. Je passe… lentement. Ma démarche est laborieuse : je porte, à bout de bras, deux énormes cabas remplis de nourriture : restes de viande, pain trempé, quelques croquettes offertes par des âmes charitables... Les chats m'attendent.

Derrière la tour Nord, le terrain vague est leur territoire incontesté. Au début, ils étaient peu nombreux : des évadés, des perdus, des abandonnés... Puis, ils se sont reproduits. Désormais, je ne saurais dire à combien s'élève leur population. Quelques-uns se pavanent, fiers, méfiants mais pas trop, presque civilisés. Ce sont mes préférés. Mais, le plus grand nombre se montre sauvage, mauvais, rendu fou par la consanguinité. Peu importe, je veux les aider… Tous ! Sans eux, je ne suis rien ! Sans eux, pourquoi me lèverais-je chaque matin ?

Bien sûr, j'en ai eu, à moi, des chats, dans une autre vie. J'étais jeune, alors. Je possédais tout : un mari, un travail, une maison. Comment les choses ont-elles basculé ? Aujourd'hui, ne reste qu’une vieille femme seule dans son F1 de la tour Sud du Val de Laurence. Le dernier de mes chats, les jeunes de la cité l'ont pris en grippe. Soi disant qu'il n'était pas commode ! Il ne fallait pas le taquiner, sinon, gare aux griffures ! Pacha, c'était son nom, a disparu mystérieusement. Cela va faire trois mois. J’ai collé  sa photo sur le mur du hall d’entrée, entre deux tags bien grossiers, près des boîtes aux lettres. Un beau cliché, qui met en valeur son poil noir et ses yeux verts. J’ai tracé avec application, juste au-dessous, la phrase suivante « Qui a vu Pacha ? », puis les chiffres de mon numéro de téléphone. Mais, rien ! Pas de nouvelles. En plus, ma petite annonce, elle n’a pas fait long feu ! J’ai retrouvé mon message déchiré en mille morceaux, au pied de l’escalier, mais sans la photo, qui, elle, a disparu ! Bizarre, non ? J’ai lâché l’affaire, et, depuis, je me fais des films. J’imagine que mon petit compagnon en a eu assez des mauvaises blagues de ces ados boutonneux et qu'il a choisi de reprendre sa liberté. Je préfère croire qu'il a rejoint le terrain vague, qu'il y règne en maître, qu'il a fondé une famille et que c'est lui qui mène la troupe à ma rencontre, chaque soir, vers dix-huit heures. Mais, je ne l'ai jamais vu, au milieu de ses congénères. Il doit surveiller les opérations, dans l'ombre, tel un bon patriarche. Cette situation me rend triste. Pourquoi met-il une telle distance entre nous ? M'en veut-il de ne pas l'avoir  défendu contre ses bourreaux ? Bien sûr, si c’était à refaire, je lutterais de toutes mes forces de petite vieille… Mais avec des « si…» ! Donc, chaque soir, vers dix-huit heures, j'espère le voir. Il s'approcherait en ronronnant, se frotterait à mes jambes, et ne toucherait même pas, dans un premier temps, à la nourriture offerte. Pour me montrer qu'il est venu par affection et non par intérêt. Mais point de Pacha ! Les autres, seulement les autres ! Par dizaines ! Ils connaissent mon pas. Ils ont appris ma silhouette. Ils me reconnaissent de nuit comme de jour. Ils arrivent par vagues, en files indiennes, ou en familles. Ils se précipitent sur les provisions jetées de ci, de là. La main qui les nourrit leur importe peu. Tout leur est dû. Ce sont des seigneurs, je suis leur servante. Repus, ils s'enfoncent dans les hautes herbes, de leur allure nonchalante et souple de félin libre.

Alors, je me retrouve seule, jusqu'au lendemain. Cabas vides, cœur vide,  je rentre chez moi. Je reprends la passerelle, en sens inverse. Le garçon est toujours là. D’une immobilité si parfaite qu'il semble faire corps avec le parapet ! Une pensée me traverse, chaque soir, furtive : «  que fait-il là, ce jeune, depuis des semaines, à la même heure ? » Bah, il a bien le droit d'avoir ses habitudes, lui aussi. Un rendez-vous, peut-être, tout comme moi avec mes matous… De toute façon, cela ne me regarde pas. » 

« Moi, chaque soir, à dix-huit heures environ, je passe en voiture sous la passerelle. C'est un passage, réservé aux piétons, qui relie les deux tours, Nord et Sud du Val de Laurence. La passerelle enjambe la nationale 141 et ses quatre voies.
Mais, depuis plusieurs semaines, j'ai peur, le soir ! Peur de passer là-dessous ! A cause de cette... silhouette... qui est chaque jour penchée par-dessus la balustrade et que je trouve particulièrement menaçante.
Je suis sûre que c'est un jeune de la cité qui veut faire un mauvais coup ! Il guette, depuis des semaines. Il est tapi dans l'ombre. Il a une idée terrible derrière la tête, c'est certain. Comme quoi ? Comme de faire un carton sur un automobiliste, pardi ! Avec un projectile quelconque ! Un fusil, peut-être. Ou alors, qui sait, il va sauter… Il n'est pas encore prêt, sans doute, mais c'est une question de temps. J'ai peur, je vous dis... Je passe là tous les jours, en rentrant du boulot. Je n'ai pas le choix. L'autre itinéraire possible pour rentrer chez moi me rallongerait de cinq kilomètres. Cinq kilomètres ! Au prix où est l'essence ! Non ! Il faut faire quelque chose ! Trouver l'individu. Le questionner. Comprendre. Parce qu'un type qui reste ainsi, à observer la circulation du haut d'une passerelle, depuis si longtemps, toujours à la même heure, c'est quand même louche ! Il est timbré, le gars, il n'y a pas de doute ! Il faudrait vraiment faire quelque chose, avant qu’un nouveau drame n’éclate ! Car il y a déjà eu un accident, à cet endroit précis. Un accident… Mortel ! Un jeune motard, je crois. Il est allé se fracasser dans le pilier central. Il ne devait pas rouler assez vite sans doute ! C’est bien triste ! Et moi, vraiment, depuis, j’suis pas tranquille… Si c’était à refaire, je ne m’installerais pas dans ce quartier miteux ! Mais, déménager, ça coûte… J’ai pas les moyens ! »


« Moi, tous les soirs, vers dix-huit heures, je viens sur la passerelle. En solitaire. Depuis cette soirée mémorable, les autres ne traînent plus dans le coin. Nous n’avons jamais reparlé de tout ça et, eux, sont passés à d’autres choses. D’ailleurs, pourquoi se sentiraient-ils coupables ? C’est moi, et moi seul, le plus vieux de la bande, l‘unique responsable. D’ailleurs, je n’en peux plus ! Le remords me « bouffe », jour après jour. Ce qui serait  bien, c’est que je paye la note. Mais, pas vu, pas pris ! Alors, en attendant, je m’impose ce rendez-vous funeste ! Je viens m’accouder à la rambarde de la passerelle et je rembobine le film. Je me passe au ralenti, et, à l’envers, chaque image de la scène. Le sac poubelle que j’ai jeté et qui a percuté la moto, remonte jusque dans mes mains. En contrebas, le motard se désolidarise du pilier qu’il a violemment heurté, roule boule, en arrière, sur la chaussée, chevauche à nouveau son engin qui se redresse, reprend une trajectoire normale et disparaît sur la route. Voilà ! C’est parfait ! Rien n’est arrivé ! Je n’ai plus sur la conscience…

Si seulement…

Cette saleté de chat, aussi ! Toujours à traîner dans l’immeuble, à nous suivre partout, jusque dans les caves, tel un espion. Ses yeux verts semblaient percer nos secrets les plus inavouables.  Noir de jais, il ne pouvait que nous apporter le malheur. Et coriace, avec ça. Aucune de nos tentatives pour le faire fuir n’a porté ses fruits. Alors, on a décidé de se débarrasser de lui, définitivement. Le capturer n’a pas été facile. La plupart d’entre nous a gardé des traces de ses coups de griffes. Mais, nous étions nombreux, et notre haine envers lui, féroce. Nous l’avons capturé, donc, enfermé dans un sac en toile de jute, et nous sommes partis, en procession, vers le terrain vague afin de l’y abandonner.  Arrivés sur la passerelle, j’ai eu une autre idée, une « meilleure » idée ! Sans réfléchir, j’ai fait le geste ancestral du lanceur et j’ai balancé tout ça dans le vide, par-dessus le parapet. Adieu le chat !

Voilà, vous savez tout, M’sieur le commissaire… Mais comment vous avez deviné, M’sieur ? »

L’homme, pour toute réponse, ouvre un dossier bleu posé sur son bureau, et le pousse doucement vers le gamin. Deux photos, côte à côte, d’un même animal, un magnifique chat noir aux yeux verts ! Bien vivant, au temps de sa splendeur, sur un des clichés, écrabouillé, en charpie, sur l’autre !


Martine Ferachou (St Junien)

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