samedi 25 mai 2013

Histoires de Foteaux

Après le souvenir, le dessin, la peinture et tout ce qui illustre la vie, voici que la photographie s’impose à nous tel un fragment d’image rétinienne qui aurait pris son indépendance. Pour transmettre une émotion, même sous forme de papier glacé porteur de formes figées et bigarrées, elle a désormais bien plus d’impact qu’un pavé de lignes lyriques ou un chapelet de mots qui n’en finit pas par sa longueur. Cela, Eugène l’a appris à ses dépens ; M. Foteaux Eugène Nick que les plus taquins surnommaient « M. Photogénique ».
Son enfance s’est déroulée en majorité dans une demeure d’allure campagnarde construite au coeur d’un centre-ville en pleine mutation. Le progrès, toujours le progrès qu’accompagnait une modification des conditions de vie pour chacun. Eugène était choyé par ses parents, heureux en ménage et de leur unique enfant. Dans la bibliothèque familiale, sur les étagères affrontant temps et poids, entre ouvrages qui s’accumulaient et bibelots décoratifs, s’installaient petit à petit les cadres de photographies développées à la demande de la jeune mère qui avait fait l’acquisition d’un appareil pour ne rien perdre de l’évolution de son fils. Ha ! Comme il est plus pratique de posséder un tel outil car les tirages d’antan pour la famille, visant à rendre l’éclat de la réalité de manière solennelle, étaient rares. Désormais, les clichés proliféraient dans l’habitat à mesure que la vie s’installait tout à fait entre les murs et au gré de la maîtresse des lieux…
Eugène a quatorze ans et rencontre un franc succès au sein de son groupe de pairs. Il sourit, converse, sympathise ou se dispute et il suscite l’admiration ou la jalousie. C’est son anniversaire et voilà que sa mère organise une fête en son honneur – comme d’habitude d’ailleurs – mais cette fois avec invitations de camarades de classe dont il doit gérer les activités « comme un grand ». Il fait beau, la maison résonne de jeux et de blagues, respire la jeunesse et embaume la rue avec un parfum de pâtisseries sortant du four… Madame Foteaux, si fière de la croissance de son petit, sort un album qui lui est alors dédié. Elle feuillette les pages, effeuille les photos, feuilleton d’une vie de bonheur. Elle est perdue dans ses pensées et un minuscule fragment de cette collection lui échappe, s’envole vers la salle de jeux et se pose au sol comme une plume. Un des camarades, animé par la curiosité enfantine, ramasse l’évadé et le regarde. Rires puérils, intrigue générale. Tous le rejoignent rapidement sauf le principal intéressant qui termine sa part de gâteau. Face à l’hilarité manifestée sans lui, il veut également avoir une part de rires. Il s’approche, guilleret, se crée un passage parmi les dos secoués de hoquets nerveux, parmi la nuée bruyante. Il voit alors l’illustration de sa candeur : un petit corps posé sur le pot de la délivrance, un des souvenirs dont il aurait pu se passer amplement. ‘Eugène le candide bambin’ lui sourit béatement, ses parties les plus charnues- joues rondes et fesses rebondies- sont bien visibles. ‘Eugène l’adolescent’ devient rouge de honte et non vert de rage car il n’est pas question de colère envers les autres… quoiqu’il en ait envers la photographie.

« Non ! Qu’est-ce que cette photo fait là !? »

L’imagerie est partout et a envahi le monde avec succès. Capter une image est maintenant tellement facile que l’on rêve tous de pouvoir désormais capter les pensées des autres… La photographie a connu des progrès comme de nombreux domaines notamment la société. Le temps suit son cours sans s’arrêter.
L’adolescence d’Eugène l’a amené à pratiquer la photographie ou à servir de modèle, cette fois à son gré. Il n’a pas pu avoir en photographie des moments qui, maintenant, suscitent en lui de la nostalgie : premiers amours, expériences avec des amis à l’école, déménagements, etc. Il aimerait avoir ces instants précieux sur papier glacé, comme s’il doutait de sa capacité à se remémorer ces derniers comme un diaporama pouvant être diffusé à l’infinie. Ha ! Le progrès est ainsi et il voudrait que sa mémoire soit «fiable comme un ordinateur ». Mais même l’ordinateur peut avoir des bugs...
Eugène a trente-quatre ans et s’est marié, tout cela en étant sain de corps et d’esprit, bien évidemment. M. Foteaux Eugène Nick est un éditeur assidu dans ses projets et heureux en ménage comme de son unique fille. Il vit dans une banlieue cossue, prend plaisir à la compagnie de ses collègues et aux déplacements qu’implique le monde du travail. Pour ce qui est de la sphère privée, il agit comme bon lui semble, selon sa vision du père de famille. Il n’a pas autant d’envie à faire un album photo pour sa fille, comme sa mère le faisait pour lui, laissant donc ce passe-temps à celle qu’il a épousée. Il multiplie les projets, ce qui accapare son temps et son esprit. Il multiplie les déplacements, ce qui accapare son argent et son corps. C’est bientôt son anniversaire et il se demande si organiser quelque chose pour l’occasion ne ferait pas trop solennel… La veille de ce jour, il rentre très tard à son pavillon et constate avec surprise que la lumière est allumée dans sa chambre à coucher. Son épouse doit avoir un sacré roman à finir de lire, pense-t-il, comme lui devait officiellement finir de lire des manuscrits au bureau, retardant par conséquent son retour. Sa fille de quatorze ans dort déjà, elle. Il fait frais, le pavillon bruisse de ronflements et de soupirs, respire le sommeil et répand dans la rue un calme nocturne… Eugène, dans le salon, se met à l’aise sans prendre la peine d’informer sa présence et veut se servir du vin. La bouteille est plutôt à moitié vide qu’à moitié pleine… Il entend des sanglots étouffés et se précipite dans sa chambre. Il voit l’illustration de la tristesse mêlée à la rage : la femme est assise sur le lit, rouge comme un coquelicot, énervée et/ou saoule, le visage couvert de larmes. Posée sur la couverture, comme vomie par une grande enveloppe cartonnée, une photographie grand format est bien visible. L’homme est blanc de peur, gêné et honteux. Là est la preuve même d’une aventure extra-conjugale.
« Non !... Qu’est-ce que cette photo fait là ?... »

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