samedi 25 mai 2013

De l’autre côté de la vitre

 Distraitement, il écoutait sa femme parler d’amour. Elle avait un art particulier d’entretenir la conversation, donnant la parole tour à tour à chacun, avec un regard amical qui encourageait. Elle abordait les sujets surprenants, questions d’actualité ou de société avec la même aisance superficielle.
En ce moment, il s’agissait du grand Amour. Elle tenait pour l’heure qu’il n’existait pas. Mais elle avait soutenu l’inverse il y a quelques semaines face à d’autres invités, avec autant de fantaisie légère.
L’Amour, cette fois, était donc un leurre produit par le cerveau à seule fin de perpétuer l’espèce, un jeu de phéromones qui permettrait de sélectionner le partenaire pertinent pour la reproduction.
Après son exposé, sa femme jouissait de la surprise de son auditoire et parlant de sexe sous couvert d’Amour, elle était en train de capter l’intérêt   de son voisin de table.

Grand bien lui fasse pensa-t-il.

L’Amour, savait-elle de quoi elle parlait ?

Lui, Frédéric, 45 ans, père de famille, bien considéré dans son travail, sérieux et fidèle dans ses engagements, lui, Frédéric, le savait mais n’en dirait rien.

L’Amour vivait en lui depuis des mois, des ans, des saisons. Il  ne s’était épanché en aucune parole, n’avait donné lieu à aucune confidence. Il vivait intact, pur comme un diamant précieux, entier, inattaquable, loin de tout compromis,  dans le secret de ses pensées où, seul, il pouvait pénétrer.
L’éclat de ce diamant surgissait parfois, dans la somnolence de l’endormissement et alors, il la voyait, Elle, son Amour  qu’il ne pouvait nommer. Ou bien son image se formait, imprévue, intempestive et lui coupait le souffle. Il arrêtait  alors sa frappe sur l’ordinateur, ou son bricolage, ou ses jeux avec ses enfants.
Ce n’était qu’un instant, qu’une bouffée, et la vie reprenait. Il ne voulait pas cultiver le regret, c’était le regret s’imposait à lui.
Quelque fois, la vision n’était pas entière, mais parcellaire, au lieu du visage, un ourlet de lèvre, la nuque et non pas la coiffure courte et blonde. Il l’avait tant dévoré des yeux,  fragments par fragments, la robe décolletée dans le dos, le profil parfait, les fleurs imprimées sur la robe, la bretelle sur l’épaule, l’arc du sourcil, et toujours ce profil parfait tandis qu’elle se retournait.

Elle était entrée dans sa vision comme une apparition, de l’autre côté de la vitre. Elle avait levé ses bras alourdis, toute à elle encore,  occupée à son installation, enclose en ses pensées. Debout, de trois quart dos, fine et souple, elle pliait le lainage qui la protègerait ce soir à la tombée de la nuit. Ensuite, elle s’était assise, le soleil sur le duvet de ses joues et elle avait levé les yeux sur lui.

Alors leurs regards s’étaient noués. Quelque chose d’eux s’était échangé dans ces secondes d’éternité. Non pas quelque chose, mais leur être profond, leur vérité première. C’était une certitude. Il avait lu dans le sourire qu’elle ébauchait toute la  douceur dont il avait besoin. Il avait donné sa force et sa sincérité. Il avait reçu sa demande de bonheur simple. 

 Il fallait, de part et d’autre, baisser les vitres qui les séparaient.
Juste cela.
Mais avant qu’il n’ait eu le temps d’ouvrir la fenêtre, de lui crier un nom, une adresse, un téléphone, avant qu’il n’ait eu le temps d’arrêter le destin, son train à lui, Frédéric s’était ébranlé, laissant son amour indélébile dans l’autre train  partir pour un ailleurs dont il ne serait pas.

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